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Metalphysique du son. Entretien avec Bernhard Gander, compositeur.

Entretien Par Thomas Vergracht, le 10/05/2021

Le 28 mai prochain, à la Cité de la musique, l’Ensemble intercontemporain créera Soaring Souls System, pour violoncelle, contrebasse (électriques) et ensemble, de l’autrichien Bernhard Gander. Rencontre avec un compositeur bouillonnant, à l’univers singulièrement ancré dans le heavy-metal.

 

Bernhard, quel lien existe-t-il entre votre duo Soaring Souls pour violoncelle et contrebasse (voir vidéo en bas de cet article), et ce nouveau Soaring Souls System pour violoncelle, contrebasse et ensemble ?

Ce sont deux œuvres très proches. Le duo est plus court, environ huit minutes, et la version « concerto » dure une vingtaine de minutes.

Le concert dans lequel sera donné cette création est centré autour du mythe de Prométhée. Quel lien existe-t-il avec ce mythe dans cette œuvre ?

Le mythe de Prométhée traite en grande partie du feu. Et j’ai pensé pour cette nouvelle œuvre au feu créateur qui apporte et développe la vie mais aussi à celui qui, dans de nombreuses cultures, libère l’âme de son enveloppe charnelle lors de la crémation des défunts. Un rituel permettant un passage vers l’au-delà. Pour construire cette nouvelle œuvre, j’ai élaboré tout un système autour des nombres premiers : 2, 3, 7, 11, etc. J’ai utilisé trente ou quarante figures de nombres premiers, qui définissent autant les motifs mélodiques, rythmiques, ou ceux de la ligne de basses.   

Soaring Souls et sa version concertante utilisent la distorsion appliquée à des instruments classiques, est-ce que c’est une démarche habituelle pour vous ?

Depuis quelques années j’adore jouer avec la distorsion. Cela vient du fait que j’ai travaillé avec les contrebassistes de l’Ensemble Modern et de l’Ensemble intercontemporain, qui m’ont demandé si je pouvais écrire une œuvre pour contrebasse avec électronique. J’aime beaucoup cette sonorité induite par la distorsion. Toutefois, ce n’est pas uniquement une question de grain sonore, mais aussi tout simplement car cela donne un son très « cool » !

Comment avez-vous découvert le heavy-metal ?

J’écoute du metal depuis que j’ai dix ans, cela fait donc quarante ans que je vie avec cette musique, qui m’influence beaucoup.

En préparant cet entretien, j’ai remarqué votre intérêt particulier pour la musique du groupe Cryptopsy. Comment l’avez-vous découvert ?

J’ai découvert Cryptopsy il y a environ dix ans. J’ai immédiatement trouvé leur musique très intéressante, non seulement car c’est du heavy-metal, mais surtout parce que ce sont de très bonnes chansons, qui se trouvent être très bien « composées ». Ce ne sont pas juste des formes simples, comme on trouve habituellement. Leurs constructions formelles sont très sophistiquées. Et bien sûr le niveau technique des musiciens est vraiment de très haute volée. J’ai d’ailleurs composé récemment une longue œuvre, Oozing Earth, pour l’Ensemble Modern et Flo Mounier, le batteur de Cryptopsy.

Comment pourriez-vous décrire l’influence du heavy-metal dans vos œuvres ?

Je crois que c’est avant tout une question de clarté. A mon sens, une bonne chanson de métal doit avoir un riff clair, une ligne de basse et une partie de batterie efficace, qui s’entrelacent avec ce que le chanteur réalise. Chaque ligne doit être très claire, et en même temps très intéressante en tant que telle, créant ainsi un véritable contrepoint. J’essai donc de retranscrire cette clarté dans la musique que j’écris, en y instillant un certain degré de sophistication spécifique à la musique contemporaine. J’espère en tous cas que ne pas perdre l’attention de l’auditeur au bout de dix secondes.  

Bernhard Gander (à droite) et Matthias Pintscher, 2018, Cité de la musique 

Quel est votre rapport au corps et à l’aspect physique du son ?

Je pense toujours le son comme un ressenti physique. Je ne suis pas un grand amateur de musiques trop silencieuses, dans lesquelles j’ai du mal à être touché physiquement. Je veux écouter de la musique avec tout mon corps, ce qui induit un large spectre de dynamiques.

Cela veut donc dire que pour vous la musique doit s’écouter fort ?

Ce n’est pas seulement cela. J’aime tout de même certaines musiques « silencieuses », mais il faut que cela fasse sens. J’aime beaucoup Morton Feldman par exemple, dont la musique ne supporte pas d’être joué trop « forte » en règle générale. En réalité je me demande constamment ce qui doit être bon pour chaque sonorité. Il y a bien sûr des moments doux dans ma musique, même s’ils ne sont pas si nombreux (rires).

Dans ses thématiques, votre musique semble hantée par une sorte de violence (Cold Cadaver, Blood Beat), est-ce que cela peut être vu comme une représentation de notre monde actuel ?

Non, pas vraiment. En réalité je n’aime pas trop décrire notre monde actuel dans ma musique, car les journaux le font déjà. Quand j’utilise ce type de titres qui sont directement liés à l’univers du métal, et qui utilisent un vocabulaire brutal ou morbide, il s’agit alors beaucoup plus de signifier que le son doit me toucher physiquement. Par exemple, lorsque j’écoute une chanson qui me plaît, je me dis toujours que cette chanson vient d’exploser dans mon cerveau comme une bombe ! C’est une description très brutale, mais je pense que tout le monde a déjà pu ressentir cela. La musique me capture, m’emporte véritablement, que ce soit dans mon corps, dans mon squelette, ma chair, mon cœur, le sang qui coule dans mes veines. Je crois que c’est une bonne manière de décrire l’impact physique que peut avoir la musique sur moi. Mais pour revenir à votre question, ce ne sont jamais des titres politiques ou militants, seulement des évocations poétiques. 

Soaring Souls, pour violoncelle et contrebasse

 

Photos (de haut en bas) : © Marion Luttenberger / © EIC