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Le mythe en question. Entretien avec Mark Andre, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 11/05/2021

Le 28 mai prochain, l’Ensemble intercontemporain créera wohin, commande passée au compositeur franço-allemand installé à Berlin Mark Andre. Une commande un peu spéciale puisque, destinée originellement à un Grand Soir consacré à la figure de Prométhée, elle s’accompagnait d’un thème imposé : celui, justement, de ce titan qui, pour avoir donné le feu aux hommes a été condamné par Zeus à un terrible supplice. Une contrainte que Mark Andre a approchée, comme à l’accoutumée, avec profondeur et délicatesse.

 

Mark, comment avez-vous réagi au thème prométhéen de ce concert ?

J’ai tenté de prendre en compte ce qui se rapporte au mythe en général, et à celui-ci en particulier, en considérant les liens entre ce qui relève du réel (ou du supposé réel) et ce qui relève de la narration dans les processus d’élaboration des légendes et mythologies. Cette vaste question fait du reste l’objet d’un intense débat anthropologique.

Comment cela s’exprime-t-il dans votre création ?

Cela renvoie d’une part aux travaux de l’anthropologue René Girard au sujet, dans une tradition post-nietzschéenne, de l’intensité du dévoilement dans le « processus du bouc émissaire » et d’autre part à la théorie de « l’anthropologie de la victime religieuse » du théologien Walter Burkert. De là, j’ai voulu en ce qui me concerne une musique comme en cours de disparition. Je présente des situations le plus sobrement possible, en toute transparence, et je les laisser respirer, se plier, se déplier. Comme pour faire apparaître plusieurs versions d’un même mythe. La pièce dévoile ainsi toute une typologie d’interstices compositionnels qui ont à voir avec cette transparence ou cette fragilité, et, espérons-le, révèlera ainsi un autre type d’intensité.

 

Que cache le titre de la pièce, wohin ?

C’est une référence à la traduction allemande d’un passage de l’Évangile de Jean (3,8) : « Le vent souffle où il veut, et tu en entends le son ; mais tu ne sais d’où il vient [woher er kommt], ni où il va [und wohin er geht] : il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit. » Un passage qui se réfère explicitement au champ sémantique de l’araméen « ru’ach » : respiration, odorat, souffle, vent, esprit. En allemand, le terme « wohin » suppose de surcroit une incertitude quant à la directionnalité du mouvement : c’est à la fois d’où on vient et où l’on va, mais sans savoir précisément où.

 

Cette création est écrite pour harpe et ensemble : pourquoi la harpe ?

Cela relève l’intense travail en commun avec Valeria Kafelnikov et laisse observer à une tentative d’individualisation de l’instrument, en en dévoilant d’autres interstices idiomatiques, les plus dépouillés possible. Il s’agit en somme de proposer une harpe singulière susceptible de déployer les interstices intimes dont je parlais plus tôt.

 

Sur quoi a porté le travail avec Valeria Kafelnikov ?

Avant tout sur une réflexion fondamentale quant à l’identité idiomatique de l’instrument et sur ce qui, tout en faisant partie de la virtuosité de l’instrument, n’en est souvent que « l’ombre » : les nombreux types d’étouffés des cordes, par exemple. Cela nous a conduit à une réactualisation de l’idiome : l’instrument que l’on va présenter, sans être extravagant, est très singulier. Ce n’est pas non plus un instrument « augmenté » — une logique à laquelle je ne souscris pas dans le cadre de mon travail, mais plutôt sa part la plus intime.

À cet égard, Valeria et moi-même n’avons pas eu besoin d’en parler réellement : nous sommes tombés d’accord dès le début. J’en profite pour remercier, non seulement Valeria, mais aussi toute l’équipe de l’EIC qui m’a permis de venir travailler avec elle dans des circonstances exceptionnelles.

Quelle relation concertante la harpe noue-t-elle avec l’ensemble ?

Différentes typologies sonores et temporelles, appartenant à cet idiome acoustique de la harpe que nous avons revu ensemble, circuleront entre les deux, avec des échos et des pré-échos (ou échos anticipés), ainsi que différents types de processus canoniques en voie d’extinction. La pièce présente une typologie sonore de boites à musique composées au moyen de divers instruments et textures — c’est d’ailleurs sur ces boites à musique que la pièce se referme.  Il s´agit de laisser observer des typologies idiomatiques, sonores, temporelles en processus de disparition le plus sobrement possible et en toute transparence.

 

Photos (de haut en bas) : © Martin Sigmund / © EIC