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L’infini potentiel des marionnettes. Entretien avec Aurélie Hubeau, metteuse en scène.

Entretien Par Ensemble intercontemporain, le 04/03/2024

Ancienne élève de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette (ESNAM), aujourd’hui metteuse en scène et marionnettiste, Aurélie Hubeau assure la direction scénique du spectacle musical Alice et le miroir, une opportunité de transmettre son savoir à huit comédiens étudiant à l’ESNAM. Elle se confie sur l’incroyable connexion entre l’univers fantastique de Lewis Carroll et celui de la marionnette.

Quand Sofia Avramidou vous a partagé le projet de mettre en scène l’univers de Lewis Carroll, quelle a été votre première réaction ?
J’ai été absolument ravie, parce que, tout d’abord j’adore cette histoire, et puis cette œuvre est un puit d’inspiration sans fond pour les marionnettes ! On y retrouve tout ce que nous traitons en marionnette : le rapport entre les différentes échelles, le passage du tout petit au très grand, les créatures hybrides, les personnages imaginaires, l’imitation… Il y a comme un fil invisible qui relie l’univers de Lewis Caroll au nôtre, donc c’était une véritable aubaine – presque une évidence – de mettre en scène De l’Autre côté du miroir avec le support des marionnettes.

Quelle est la spécificité de la marionnette, et comment l’explorez-vous pour traiter cet univers carrollien de tous les possibles ?
Je pense que ce qui différencie réellement la marionnette des autres arts de la scène, c’est sa rencontre entre le théâtre et les arts plastiques. L’art de la marionnette met en jeu des formes, des volumes, des créations, des images : il met en mouvements des objets, que sont les marionnettes, par opposition au théâtre qui est un art de l’incarnation. Avec la marionnette, on obtient tout de suite ce léger décalage, qui nous fait basculer dans un monde irréaliste de par la taille des marionnettes, et l’infini des possibles qu’elles représentent. Une marionnette peut voler, par exemple, à l’inverse d’un acteur ou d’une actrice. Leur potentiel est infini.

En cela, l’ouvrage de Lewis Carroll est particulièrement riche, puisqu’il fait entrer en jeu des personnages incongrus comme un œuf (Humpty Dumpty), un papillon ou des fleurs. Le livret de Mélanie Le Moine commence, par exemple, par la rencontre d’Alice avec des fleurs : en marionnette, on ne se pose même pas la question, on crée des fleurs ! Leur créatrice est Julie Faure-Brac, une artiste plasticienne qui réfléchit au dessin en volume et avec qui j’avais terriblement envie de travailler. Ensuite, c’est le mouvement qu’impulse le marionnettiste qui leur donne la vie.

De l’Autre côté d’Alice est l’histoire d’une petite fille qui grandit, qui s’émancipe… Comment réussissez-vous, par la marionnette, à capter cette évolution ?
Par le travail de création de la marionnette. Avec Coline Fouilhé et Julie Faure Brac, nous avons construit la marionnette d’Alice au fur et à mesure, donc que les répétitions ont commencé sans qu’Alice ne soit terminée. Et d’ailleurs, elle ne l’est pas encore. En fait, elle grandit au fur et à mesure des répétitions, elle prend de l’âge, littéralement. À son visage originellement blanc, on a rajouté de la couleur, puis des lunettes, des cheveux… Cela a complètement changé la marionnette. En effet, la marionnette a son autonomie propre, ses inflexions, ses actions, auxquelles le ou la marionnettiste doit se montrer attentif. On n’essaie pas de faire faire des choses à une marionnette, cela ne marche jamais. Elle résiste. Mais le ou la marionnettiste suit la marionnette, pour voir ce qu’elle donne, puis opère des choix et les met en scène. L’évolution d’Alice passe aussi par des postures différentes, des gestuelles, et donc par son changement de tempérament tout au long de la pièce.

Par le choix des costumes, auquel vous avez activement participé, qu’avez-vous voulu transmettre ?
Pour la palette de couleurs, je me suis basée sur celles de l’échiquier de De l’Autre côté du miroir : le noir et le blanc, auxquels j’ai ajouté le rouge, pour la reine rouge. Les motifs du damier s’inspirent également du jeu d’échecs, d’ailleurs placé au-devant du plateau. À partir de là, nous avons décliné les costumes avec Coline [Fouilhé], Julie [Faure-Brac] et les couturières Christiane de Meyer et Jacqueline Faure-Brac. Celui d’Alice est très contemporain : c’est une petite fille ordinaire, en jean et basket. D’autres, comme celui de la reine rouge, sont à la lisière entre le costume et la marionnette : portée par la soprano, cette énorme crinoline rouge lui donne une gestuelle particulière, presque marionnettique.

Je me suis également inspirée du miroir pour habiller les marionnettistes, qui se situent « de l’autre côté du miroir ». Chacun porte un détail miroitant (chaussette, barrettes, chemise…). Tous habillés de noir, ils n’en portent pas moins une tenue unique, élégante, à l’opposé des « immondes pyjamas noirs » que les marionnettistes sont la plupart du temps obligés de porter, souvent pour des raisons pratiques, économiques mais aussi visuelles : disparaître derrière la marionnette. Or, les marionnettistes ont ici un rôle de comédiens, il me fallait donc trouver des costumes qui permettent de tenir aussi ce rôle sur le devant de la scène. C’était comme en peinture, ou en musique : c’est l’équilibre des couleurs qui éclaire les éléments majeurs, sans occulter l’arrière-plan. Par ailleurs, leur variété de costumes symbolise notre diversité : ils sont tous et toutes Alice, et nous avec.

Vous parlez d’équilibre du plateau ; comment approchez-vous l’équilibre entre la musique et le jeu, entre marionnettistes et musiciens ?
C’est tout un art de la souplesse, dans un cadre très rigide. On crée à l’intérieur d’un cadre très précis : la musique de Sofia Avramidou, le livret de Mélanie Le Moine, l’espace de jeu. En attendant de répéter tous ensemble (musiciens, marionnettistes, chanteuse…), on travaille à partir des enregistrements musicaux, qui sont donc fixes. Pour moi, la musique détermine l’interprétation de la marionnette : tel élément musical, qui représente un personnage ou un paysage émotionnel, déclenche tel mouvement scénique (changement de décor, entrée d’un personnage, geste…). Je fixe alors la « partition scénique », à partir d’un timing très précis, même si certains moments offrent néanmoins une souplesse d’interprétation. Je sais qu’on retrouvera ces moments de grâce lors de nos futures rencontres avec les musiciens de l’Ensemble intercontemporain, où, malgré la rigidité du cadre, l’on parvient à joindre nos voix, pour créer.

Si vous deviez résumer De l’Autre côté d’Alice en quelques mots ?
Je dirais que c’est l’histoire d’un rêve. Alice est une petite fille qui, endormie, passe « de l’autre côté du miroir » et vit des aventures extraordinaires, parfois formidables, parfois épuisantes. Elle est sans cesse confrontée à des personnages qui sont rarement sympathiques, dans des lieux sans queue ni tête. Mais comme elle est une enfant, je crois qu’elle s’amuse beaucoup. Elle prend, et elle apprend aussi. Alice a cette capacité d’émerveillement qui lui permet de ne jamais être dans le jugement. Pour moi, sa capacité d’accueillir l’inconnu et de s’y engager à 100% est un révélateur de la puissance de l’enfance.

Pourtant, Alice est aussi une petite fille qui prend son rêve en mains : elle avance sur l’échiquier pour se retrouver reine puis, une fois couronnée, lorsque tout vire au chaos, à la limite du cauchemar, elle met un terme à son rêve. Elle est aussi capable, au réveil, de se le remémorer et de le raconter, donc de le revivre. D’ailleurs, dans Alice au Pays des merveilles, elle le raconte à sa grande sœur. Elle transmet des histoires, et c’est aussi ce que nous faisons, à la Philharmonie de Paris, en racontant la sienne.


Photos © Ensemble intercontemporain