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Metal force. Entretien avec Nicolas Crosse et Éric-Maria Couturier.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 26/05/2021

 

Le 28 mai prochain, le violoncelliste Éric-Maria Couturier et le contrebassiste Nicolas Crosse seront les solistes d’un double concerto unique en son genre : Soaring Souls System de l’autrichien Bernhard Gander. Une commande qui exige d’eux bien plus que leur seul talent musical !

 

Nicolas, comment est née cette nouvelle œuvre de Bernhard Gander, Soaring Souls System ?

Nicolas Crosse : J’ai rencontré Bernhard Gander alors que je venais d’entrer à l’EIC, en 2011. Il était venu pour la création de son take nine (for twelve) et j’avais adoré sa musique, qui s’inspire directement du Death Metal. Étant moi-même fan de ce genre musical, nous avons tout de suite sympathisé et c’est ce qui m’a amené, plus tard, à suggérer cette commande à l’EIC. Sachant que ça pouvait lui plaire, j’ai naturellement embarqué Éric-Maria avec nous dans l’aventure : c’est donc une pièce pour violoncelle, contrebasse et ensemble — avec, en outre, de l’électronique Ircam.

Nous n’avons jamais réellement discuté avec Bernhard de l’imaginaire de la pièce, mais je crois que nos nombreuses conversations, sur des sujets variés, ont servi de « terreau » à cette œuvre, qui reste toutefois complètement dans son style. C’est une expérience géniale dont je ne me lasse pas : se plonger dans l’univers d’un compositeur et se nourrir l’un l’autre d’influences réciproques. Je suis toujours très demandeur : je suis là pour que le compositeur me repousse sans cesse dans mes retranchements, voire carrément ailleurs. Et le compositeur, en retour, est toujours très heureux d’avoir en face de lui un interprète prêt à se déchirer pour sa musique.

Les circonstances actuelles ont fait que, avant même la création du double concerto, Soaring Souls System, ce mois-ci, nous avons eu l’idée d’en extraire un duo que nous pourrions tourner en mode musique de chambre acoustique : Bernhard a immédiatement accepté et c’est devenu Soaring Souls, que nous avons enregistré au Théâtre du Châtelet à l’issue du premier confinement. J’ai ensuite moi-même voulu extraire ma propre partie pour en faire un solo acoustique, ce qui a donné Solitary Soaring Soul. De la grande pièce est donc né, de manière un peu inopinée, un cycle.

Ce titre « Soaring Souls System » est à la fois évocateur et percutant. D’où vient-il ?

N.C. : Je ne sais pas. C’est un titre poétique, mais qui reste dans l’imaginaire du Death Metal, avec ce rapport très fort à la mort. D’ailleurs, la manière dont Bernhard traite les deux solistes est tout à fait fidèle à l’esprit du Death Metal : Bernhard a gardé la formule basse/guitare, avec la contrebasse dans le rôle de la basse, bien sûr, et le violoncelle dans celui de la guitare.

Éric-Maria Couturier : C’est un équilibre à trouver : Nicolas, à la contrebasse, fournit comme un noyau de son, riche très nombreuses harmonies que les pédales d’effets transforment et rehaussent. Et je viens me poser sur ce cluster sonore, comme une couleur qui l’éclairerait ou en ferait éclater le spectre.

N.C. : Là dessus, Bernhard s’est amusé à construire des polyrythmies complètement démentes. On ne peut même pas parler de matériau thématique : le tempo est de 200 à la noire, et on joue quasiment tout le temps en doubles croches. C’est une course poursuite hallucinante !

E.-M. C. : Il a composé des cycles qui se répètent et auxquels il ajoute ou retranche graduellement des petites valeurs temporelles, ce qui donne des carrures très aléatoires, et une musique très difficile à mettre en place. Ici, le chef est à la fois une aide et une contrainte : ce genre de musique exige une collaboration étroite entre les solistes et le chef, collaboration où se glisse en outre une forme d’inertie, chacun ayant une sensation rythmique propre. Dans certains passages excessivement rapides, il faut suivre ce que font les autres, et donc lire deux ou trois lignes en même temps. Vient un moment où on ne peut plus compter. On ne peut plus que se fier au flux musical et réagir à ce que fait l’autre. La vitesse est folle. C’est un contrepoint d’une virtuosité inouïe.

N.C. : Avec cette énergie monstrueuse déployée, c’est presque une pièce de Death Metal. À laquelle s’ajoute ce petit brin de romantisme caractéristique de la musique de Bernhard : quand on mêle élévation spirituelle et apocalypse, ça fait une belle image !

Quelques mots sur l’électronique dans cette pièce ?

E.-M. C. : C’est une électronique assez originale, surtout pour une électronique conçue à l’Ircam, car ce sont des traitements qui se font en direct, sans réalisateur informatique musical ni patch informatique : c’est comme une pédale d’effets qui changerait au fil de la partition et des déclenchements.

Pour nous aussi, c’est un défi. On pense souvent au Death Metal comme une musique un peu sale mais, ici, les textures sont aussi brutales que précises. C’est nouveau pour moi. Habituellement, ce genre de musique suppose de mettre de grandes longueurs d’archet avec beaucoup d’énergie dans le geste. Là, il faut compter sur de très courtes longueurs d’archet et une énergie très concentrée. La puissance requise et la proximité de la prise de son sont telles que l’attaque, le poids et la longueur d’archet doivent être d’une précision extrême : les micros sont si près qu’ils prennent même le bruit de la poudre de colophane sur l’archet et les cordes !

N.C. :

Je dois saluer le travail de Clément Cerles, l’ingénieur du son, et Augustin Muller, le réalisateur en informatique musicale, de l’Ircam. Ils ont relevé avec brio le défi de reproduire un son Death Metal avec un archet. Ce n’est pas une mince affaire : il y a toujours une latence, ou des problèmes de placement de micros. Mais on y est arrivés. Pour moi, l’enjeu est avant tout physique. Il y a des moments plus que limites, qui vont bien au-delà de la vitesse. Il faut le physique pour tenir un marathon au rythme d’un sprint.

Photos (de haut en bas)  © Éric Garault / © EIC