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Karlheinz Stockhausen : Gruppen

Éclairage Par Pierre-Yves Macé, le 22/01/2016

Stockhausen_biography
Au cours d’une conversation en 1959 avec son fidèle ami et collaborateur, le chef d’orchestre Robert Craft, Igor Stravinsky fut questionné sur « l’œuvre de musique nouvelle qui l’avait le plus intéressé au cours de la dernière année ». Le vieux maître répondit alors : « Gruppen de Stockhausen. Le titre est exact : la musique consiste vraiment en groupes, et chaque groupe est admirablement composé selon le volume, l’instrumentation, les formules rythmiques, la tessiture, les nuances, les différentes sortes d’aigus et de grave prévus ».

De fait, l’œuvre fit beaucoup parler d’elle à sa création à Cologne en mars 1958. Il n’était pas banal qu’un compositeur dans sa vingtaine, certes déjà reconnu pour son audace, se lance le défi de composer une pièce pour trois orchestres simultanés. Les tentatives de ce genre n’ont certes pas manqué dans l’histoire de la musique, que l’on songe au motet polychoral de Thomas Tallis[1] ou bien aux fanfares superposées de Charles Ives[2]. Mais le projet de Stockhausen entendait aller plus loin du point de vue de l’autonomie des différents « groupes » : en confiant la direction à trois chefs d’orchestre, le compositeur ouvrait la possibilité de superposer différents déroulements temporels.

STOCKHAUSEN_Gruppen

Contexte : sérialisme généralisé et dépassement du pointillisme

L’idée de superposer des tempos autonomes prend sa source dans le contexte des années 1950, avec ce qui s’est appelé le « sérialisme généralisé », c’est-à-dire l’extension du sérialisme à des paramètres autres que la hauteur de note. À la traditionnelle série de 12 hauteurs vient répondre dans Gruppen, une série analogue de 12 tempos, entre les valeurs 60 (la seconde) et 120 (la demi-seconde). Cette échelle[3] ordonne la composition des groupes et les différentes superpositions, auxquelles la partition tâche de donner une verticalité commune, avec des points de départ et de rendez-vous communs.

Si Gruppen prolonge plusieurs préoccupations anciennes, l’œuvre vient marquer un dépassement et une évolution de la manière du compositeur. En quelques années, Stockhausen est passé d’une conception « ponctualiste » de la musique à une conception par groupements, essaims ou collectifs[4]. Avec la « musique de points » (l’expression serait de Herbert Eimert), le discours est réduit à son atome – la note –, comme dans les brefs aphorismes musicaux d’Anton Webern[5]. Stockhausen, lui, multiplie les « points » et en les organisant comme éléments au sein de masses sonores en mouvement. Il y a groupe dès lors que les points devient indénombrables : au-delà d’un certain seuil, la perception se détourne du détail pour aller vers la totalité d’un gestalt – ainsi un arbre dont on ne saurait compter les différentes feuilles, mais dont on reconnaît la forme globale.

DSC_5347_NBGruppen en 1998 à la Cité de la musique – DR 

 

Îlots sonores

Exemple n° 1 : de 23 à 38

Dans ce premier exemple ci-dessus, les différents îlots sonores, incarnés par les trois orchestres, tantôt se succèdent, tantôt se chevauchent, dans une construction d’ensemble plutôt discontinue. Ils se différencient par des caractéristiques de nuance (certains sont plus forts ou plus faibles que les autres), de densité (certains « remplissent » davantage l’espace), de timbre ou de registre (on notera par exemple le contraste entre le groupe associant la harpe et les pizzicatos de cordes dans l’aigu et le groupe de cuivres dans le médium / grave qui lui succède).

Exemple n°2 : de 77 à 80

Dans l’exemple n°2, au contraire, une unité se fait jour. Nous entendons une suite d’impacts plus ou moins désynchronisés[6], répartis de façon égale dans les trois orchestres. Entendu en conditions de concert, cet extrait peut donner la sensation qu’une même matière explose, éclate en plusieurs points de l’espace.

Le court extrait de l’exemple n°3 aura fait également apparaître un trait important de la partition : le rôle moteur de certains événements instrumentaux plus individuels – ici une note de clarinette, là un accord des cors – qui aiguillonnent le discours musical. Ces éléments peuvent parfois passer d’un orchestre à l’autre, créant de véritables trajectoires sonores dans l’espace du concert[7]. Ainsi ces fameux accords tenus de cuivres, qui passent successivement d’un orchestre à l’autre.

Exemple n°3 : de 116 à 120

Ou encore, dans l’exemple n°4 ci-dessous, le dialogue à distance des trois pupitres de percussion – les tambours – que viennent ponctuer des notes éparses du piano dans le registre grave (2e orchestre) et du tuba (1er orchestre), pour peu à peu s’engager dans un crescendo irrépressible.

Exemple n°4 :  de 121 à 123

L’arrivée de ce crescendo est le climax le plus tumultueux de la partition. Stockhausen s’amuse ici à pousser son dispositif à saturation, « mettant au défi les limites de ce que l’oreille humaine peut en fait supporter » (Richard Toop). Il n’est pas impossible que se joue ici également un hommage discret à l’énergie du jazz. Commentant cette séquence, le critique américain Alex Ross écrit qu’on croirait entendre « les big bands de Duke Ellington, Count Basie et Benny Goodman jouer ad libitum à la fin d’une longue nuit de fête[8] ».

DSCF7762-NBRépétition de Gruppen par (de droite à gauche) : Paul Fitzimon, Matthias Pintscher, Bruno Mantovani – Paris janvier 2016

 

Infiniment grand et infiniment petit

Aux antipodes de ce climax, la partition ménage – et c’est sans doute le plus surprenant – des moments quasi-chambristes où parviennent à émerger brièvement quelques parties solistes : celles du piano et de la guitare amplifiée, notamment. Ou encore, dans l’exemple n°5, ce solo de violon de l’orchestre 1 qui vient hanter par intermittence le début de la partition. La première fois, l’instrument arrive comme par effraction au terme d’une succession de groupes.

Exemple n° 5 : de 16 à 20

On est ici dans un régime proche du concerto : une sorte de va-et-vient entre l’émergence du soliste et sa dissipation dans l’ensemble. Dans le dernier exemple n°6, quelques mesures plus loin, le même violon réintègre un petit groupe de musique de chambre au sein de l’orchestre 1 (flûte alto, marimba, harpe), périodiquement ponctué par les accords tenus, presque langoureux, des cordes des deux autres orchestres.

Exemple n°6 : de 21 à 23

Sera-t-on étonné par les couleurs quasi-romantiques de ces séquences concertantes, qui pourraient évoquer Berg et son Concerto à la mémoire d’un ange ? Le compositeur aime à rappeler qu’il a commencé l’écriture de Gruppen au cours d’un séjour dans la petite ville suisse de Paspels, contemplant depuis la fenêtre de sa chambre d’hôtel la ligne des montagnes alpines[9]. De fait, les appels de cor, et la présence très colorée des cloches de vache charrient un imaginaire pastoral et montagnard assez prégnant – au point qu’Alex Ross ose une comparaison avec l’Alpensymphonie de Richard Strauss, dont Gruppen, avec son effectif de 109 musiciens, pourrait être un lointain cousin.

Mais peut-être que, si « romantisme » il y a dans ces pages, ce n’est pas tant dans le matériau musical lui-même que par le projet consistant à faire communiquer l’infiniment petit et l’infiniment grand du sonore. Comme pour Mahler, la musique symphonique ne signifie pas seulement pour Stockhausen le gigantisme des masses sonores, mais plus globalement la possibilité d’explorer toutes les dimensions possibles, depuis l’instrument solo jusqu’au tutti, depuis l’atome jusqu’au cosmos.

Gruppen en concert le samedi 30.01.2016 à la Philharmonie de Paris

 

Références :
Manoury Philippe, Stockhausen au-delà, , hommage à Stockhausen, 2007.
Overholt Sara Ann, Karlheinz Stockhausen’s Spatial Theories: Analyses of Gruppen für drei Orchestrer and Oktophonie, Elektronische Musik vom Dienstag aus LICHT, University of California, Santa Barbara (Ph. D.)
Ross, Alex, « Stockhausen’s Gruppen in Berlin », The New Yorker, Oct. 13, 2008.
Simeone, Nigel, « Monuments de la musique moderne », note de pochette du CD Karlheinz Stockhausen, Gruppen (dir. Abbado, Goldmann, Creed), Deutsche Grammophon.
Toop, Richard, note de pochette du CD Gruppen, Punkte (dir. Eötvös, Tamayo, Mercier), BMC Records

 


[1] Cf. Spem in Allium, motet pour 8 chœurs de 40 voix indépendantes, composé vers 1570.
[2] Cf. en particulier « Putnam’s Camp, Redding, Connecticut », le second mouvement de Three Places in New England, qui superpose des battues en 4/4 et en 9/8.
[3] Comme pour les hauteurs, la série est calculée selon un algorithme dérivé des  : 60 – 60,3 – 67 – 71 – 75,5 – 80 – 85 – 90 – 95 – 101 – 107 – 113,5 – 120. On notera au passage la précision assez utopique des tempos aux chiffres non entiers. Philippe Manoury rapporte à ce sujet une anecdote lui ayant été transmise par Pierre Boulez : lors de la création de l’œuvre en 1958, Stockhausen reprochait à Maderna de diriger un passage trop lentement. Ce à quoi le chef italien répondit : « Parce que tu veux aussi le virgule cinq ! ».
[4] Cette évolution transparaît dans le titre des œuvres : à l’œuvre orchestrale Punkte (Points), composée en 1952 puis révisée 10 ans plus tard, répondront Kontra-Punkte (Contre-points, c’est-à-dire littéralement « points contre points ») composée en 1952-53, puis Gruppen.
[5] Les compositeurs de l’école de Darmstadt, qui rêvaient de tabula rasa, adoptèrent cette poétique pointilliste qui congédiait à jamais les notions de thème ou de motif, attachés à l’ancienne conception tonale. Mais à travers la primauté du « point musical » perçait également le danger d’une musique qui, à force de miser sur le renouvellement permanent, ne parvienne à créer que de la monotonie.
[6] On notera toutefois que les contrebasses et violoncelles de chaque orchestre jouent sur un rythme identique
[7] Stockhausen s’inscrit dans l’héritage d’Edgar Varèse, pour qui la composition musicale était la « projection » des sons dans l’espace.
[8] Il est à noter qu’au moment de la composition de Gruppen, on ne parlait pas encore de « free jazz ». Certains pionniers comme Cecil Taylor ou Ornette Coleman allaient déjà assez loin dans l’exploration d’une musique improvisée affranchie des schémas traditionnels. Le terme sera introduit par l’album éponyme d’Ornette Coleman (1960), qui – coïncidence – superpose les improvisations libres de deux quartettes indépendants.
[9] Le compositeur explique de ces lignes de montagne lui ont inspiré certains graphiques ayant présidé à l’écriture des groupes.
Photo Karlheinz Stockhausen © Stockhausen Verlag