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Stockhausen et les idiots électroniques

Grand Angle Par Bastien Gallet, le 15/09/2004

Karlheinz Stockhausen serait-il le précurseur visionnaire de la scène électronique actuelle, le père spirituel des performers et des DJ ? À l’occasion des concerts consacrés à quelques-unes des œuvres phares de la musique électronique naissante – Mikrophonie I, Mixtur, Kontakte –, données dans le cadre du festival « Villette Numérique », Bastien Gallet revient ici sur un mythe et part en quête des filiations, réelles ou fictives.
 
En 1995, une radio anglaise envoya à Karlheinz Stockhausen des cassettes sur lesquelles figuraient des morceaux de Plastikman, Scanner, Aphex Twin et Daniel Pemberton, des artistes participant à des degrés divers de ce que l’on appelait à l’époque en Angleterre « l’intelligent techno » pour la distinguer des musiques plus commerciales dérivées de la house, de la techno et de l’acid-house américaines. Le compositeur commenta ces morceaux avec une sorte de condescendance naïve, recommandant pour finir à chacun de leur auteur l’écoute d’une de ses œuvres dans le but pédagogique de complexifier un rapport à la musique qu’il jugeait par trop « bégayant » : « C’est comme quelqu’un qui bégaie tout le temps, et dont les mots ne sortent pas de la bouche »[i]. La revue anglaise The Wire eut l’idée de poursuivre l’expérience en envoyant aux quatre musiciens en question les commentaires de Stockhausen ainsi que l’œuvre dont il recommandait l’écoute. Les réponses furent à peu près aussi sourdes que l’avaient été celles de Stockhausen : « On pourrait danser sur le Chant des adolescents, mais il n’y a ni groove, ni ligne de basse » ou bien « C’est [Kontakte] à l’évidence basé sur le son, et toute l’harmonie, pour une oreille non musicale, sonne comme un piano frappé au hasard. Cela serait vraiment intéressant de placer des breaks de hip-hop par-dessus ». Cet étonnant dialogue de sourds, chacun écoutant la musique de l’autre à l’aune de la sienne et la jugeant d’après ses propres valeurs, peut être interprété diversement. On pourrait se contenter de constater que les uns et les autres reconduisent l’antique opposition entre pratiques savante et populaire, chacun se rangeant presque trop facilement dans sa case, le compositeur s’érigeant en seul propriétaire de la vérité musicale au nom d’un savoir totalisant et les autres, les enfants du home studio, revendiquant le droit de faire de la musique en la faisant, sans l’avoir étudiée, au nom de la supériorité de l’instinct sur le discours.
On peut aussi faire jouer différemment l’opposition, y lire un changement d’époque, le postmoderne se moquant des prétentions du moderne et répondant à son paternalisme par l’idiotie. Stockhausen le moderne n’a jamais cessé de prôner l’autonomie de l’art musical : rien dans l’œuvre ne doit être étranger à sa loi de constitution. C’est le sens qu’il donna, dès le début des années cinquante, à la synthèse électronique des sons, celui de dépasser l’opposition que le dodécaphonisme reconduisait tacitement entre forme et matériau, entre un langage aussi novateur fût-il et la nature physique des timbres. Les générateurs de sons sinusoïdaux dont disposait le studio de musique électronique de la radio de Cologne lui permettaient de composer chaque son, oscillation par oscillation, et de manifester ainsi dès le niveau de la microstructure sonore une loi de composition destinée à se retrouver à tous les niveaux de l’œuvre, quelles que soient ses dimensions. Ce principe trouvera son accomplissement dans la super-formule de Licht, le cycle de sept opéras dont Stockhausen vient d’achever la dernière journée (Dimanche de Lumière). Une triple formule de trente-six sons (13-12-11) régit l’ensemble des paramètres de l’œuvre, de la plus petite structure musicale aux nombreux éléments de sa réalisation scénique, lumières, odeurs, déplacements, costumes, etc., qui deviennent de ce fait des actes compositionnels comme les autres[ii]. Devant une telle ambition, il est difficile de ne pas bégayer. Les musiciens électroniques font les idiots mais y a-t-il autre chose à faire ? Que faire de cette parfaite et indéfectible identité à soi que manifeste chacune des œuvres de Stockhausen sinon lui ajouter une ligne de basse ou lui coller des breaks comme on dessinerait une moustache à la Joconde ? Les manipulateurs d’instruments manufacturés, les pourvoyeurs de sons tout faits et de séquences rythmiques préformées, les adeptes de la répétition sans fin n’ont bien sûr aucune « formule » à faire valoir, ils font avec ce qu’ils ont et ce qui se donne et c’est bien assez. Pour reprendre le titre d’un morceau d’Aphex Twin[iii], n’importe quel son peut devenir une balle rebondissante (Bouncing Ball), même et surtout une tête de bœuf (Bucephalus) ; un son sans corps ou sans tête trouvé par hasard dans une machine désuète peut revenir à la vie si on trouve le moyen de le faire rebondir, ainsi en fut-il du son acid, bondissant et rebondissant à travers les fréquences et les filtres du générateur de basse Roland TB303. Aphex Twin, DJ Pierre, Robin Rimbaud, Richie Hawtin et les autres court-circuitent la relation d’autorité que Stockhausen entretient avec ses œuvres[iv].
Ils n’y entendent pas des œuvres, seulement des occasions d’agir, de retrancher, d’accélérer, de déplacer tel ou tel paramètre. L’œuvre n’a aucune autorité en soi. Tout dépend ce qu’on en fait. Encore faut-il en faire quelque chose et pas seulement la donner en exemple.
Le fond du problème, c’est que Stockhausen se prend un peu trop au sérieux. Ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché d’inventer le personnage le plus burlesque de toute l’histoire de l’opéra : Luzikamel, le chameau président de la centrale galactique du Mercredi de Lumière, l’opérateur (récepteur-traducteur aux bosses colorées et luminescentes) de toutes les informations cosmiques… Une œuvre totale est bien entendu aussi un bric-à-brac postmoderne et sans doute plus que les bégaiements de nos idiots électroniques qui sont évidemment plus modernes qu’ils n’en ont l’air[v], Stockhausen est, pour reprendre la formule de Michel Rigoni, bel et bien « lancé vers le ciel » dans un « vaisseau » qui ressemble plus aux fusées de Georges Méliès qu’aux sondes de la NASA.
 
Et pourtant. .. Karlheinz Stockhausen est, tout le monde le dit, un précurseur. Nos bégayeurs sont les premiers à le reconnaître. Il a tout inventé : la musique électronique (Etude I et II), la musique électroacoustique (Le Chant des Adolescents), la musique mixte (Kontakte), le live electronic (Mixtur ; Mikrophonie I et II), la forme ouverte (Klavierstück XI, Stop), le métacollage et l’intermodulation[vi] (Telemusik, Hymnen), la musique spatialisée (Gruppen, Carré), le rituel contemporain (Aus den sieben Tagen, Mantra)… Mais de quoi précisément a-t-il été le précurseur ? De la musique électroacoustique, de l’électronique en temps réel, de l’éclatement de l’orchestre, etc. ?
Un peu de tout cela sans doute, avec d’autres. Mais certainement pas ou alors très indirectement de ce qu’on appelle aujourd’hui les musiques électroniques : ces pratiques musicales nées au début des années quatre-vingt dans les clubs – et dans les rues – de Chicago, Detroit et New York du détournement des instruments de diffusion et d’accompagnement de la variété américaine (platines, synthétiseurs, boîtes à rythmes…). Ces musiques ont une histoire qui ne passe pas par les studios de recherche, mais par le sound-system jamaïquain, les DJ disco, le Krautrock allemand, le funk électrique, etc., toutes choses qui relèvent de ce qu’on appelle bienveillamment la culture populaire.
Il n’existe qu’une seule filiation réelle entre Stockhausen et les musiques électroniques, c’est celle qui passe par Holger Czukay et Irmin Schmidt, qui furent ses élèves à Cologne dans les années soixante. Ils fonderont quelques années plus tard Can, un groupe de rock progressif qui sera au cœur de ce qu’on appellera la Kosmische Musik (ou Krautrock) et l’on sait l’influence décisive qu’eut cette musique sur la techno naissante. Mais cela ne suffit pas à faire de Stockhausen un précurseur de la techno. Et s’il est incontestable qu’il a au sens propre frayé de nouvelles voies pour la musique, ces voies ne furent pas celles qu’empruntèrent les producteurs et les DJ. On chercherait longtemps chez eux le temps réel, la synthèse sonore, la spatialisation des sons, les partitions de musique électronique et s’il y a bien quelques rituels ils ne doivent rien au syncrétisme mystique du mage Stockhausen. Si l’on veut espérer trouver des liens entre celui-ci qui « crée » et ceux-là qui « bégaient », il faut chercher ailleurs, autrement dit : ni au niveau des filiations historiques, ni à celui du rôle de la musique et de l’autorité du compositeur. Il faut quitter l’histoire et oublier les discours, aller voir ce que fait Stockhausen plutôt qu’écouter ce qu’il dit. Personne n’est simplement moderne ou postmoderne, et l’on a vu qu’on pouvait aisément ranger tout notre petit monde dans l’une et l’autre case. Ces catégories trop générales le sont pré­cisément trop pour nous apprendre quoi que ce soit sur ce que les uns et les autres font effectivement.
« J’allai vers le tam-tam…, pris un microphone dans ma main, enroulai le câble du micro autour de mon bras pour le garder libre, et puis je commençai à prendre les divers objets un par un du panier et à gratter, frotter, à tous les frapper contre la surface. En même temps je bougeais le micro, la plupart du temps de façon non préméditée, essayant seulement toutes sortes de mouvements dans différentes directions. Et ce que je faisais et prenais avec le micro était enregistré dans le living 15 mètres plus loin par le technicien. Au même instant il actionnait le filtre, variant la largeur de bande au hasard et bougeant le potentiomètre également au hasard. Il ne pouvait entendre ce que je faisais 15 mètres plus loin, aussi il actionnait ses contrôles complètement dans le vague »[vii]. Cette expérience fut la première « version » de Mikrophonie I, le préalable indispensable et répété à l’établissement progressif de la partition. La plupart des œuvres que Stockhausen composa pendant cette période furent les résultats de telles expériences. L’écriture ne venait qu’après, après le dispositif et après sa mise à l’épreuve. Il ne pouvait y avoir de « découvertes » qu’à cette condition. Le récit se poursuit ainsi : « Nous avons enregistré à peu près 20 minutes puis je suis rentré et j’ai dit : écoutons cela. Et je dois avouer que ce que nous avons entendu était si étonnant que nous avons commencé par nous embrasser et dire que c’était une grande et incroyable découverte ».
La découverte que le dispositif fonctionnait, qu’il en résultait des sons étonnants, que le moindre geste pouvait produire de grandes variations, les découvertes donc, au pluriel, étaient à peu près imprévisibles. Il fallait prendre un microphone, s’approcher du tam-tam, saisir des objets… Il fallait expérimenter. Le faire précède la structure, l’acte précède le langage et la musique devient effectivement une pratique, c’est-à-dire une série d’opérations qui, au sein d’un dispositif technique qui détourne la fonctionnalité des instruments mis en œuvre, produit du temps et de l’espace[viii]. La partition de Mikrophonie I se contente d’organiser les gestes des opérateurs (trois couples) en trois séries d’instructions qui ont trait à l’excitation du tam-tam, au déplacement des microphones, à la manipulation des filtres et des potentiomètres. Elle dessine le cadre de ses versions possibles, chacune devant rejouer à sa manière l’expérience initiale et soumettre à une nouvelle épreuve le dispositif acoustique-électronique qui demeure, lui, immuable.
À ce niveau, celui de la pratique en tant qu’elle se veut expérimentale, la musique de Stockhausen n’est plus très éloignée de celles de nos bégayeurs électroniques. Ils n’inventent pas ou rarement de nouvelles formes ou de nouveaux langages. L’invention chez eux se situe précisément au niveau des dispositifs et des gestes qui les animent. Les deux platines couplées par une table de mixage munie d’un cross fader, voilà un authentique dispositif musical. Et pour le faire fonctionner, il faut les bons gestes, ces fameux mouvements de mains que l’on nomme par des verbes composés au participe présent : slip-cueing, back-spinning, punch-phasing, scratching, etc. Des gestes et un dispositif qui entretiennent des relations de détermination réciproque, celui-ci conditionnant ceux-là et ceux-là précédant et modifiant celui-ci. Il manque bien entendu le chiffrage des opérations, la notation des instructions, il manque l’écriture, il manque l’œuvre. Et il est évident que dispositifs et gestes ne suffisent pas à faire de la bonne musique. La question devient alors : que faire de l’expé­rience ? Que faire de ce que l’expérience a permis de découvrir ? Une œuvre que l’on rejouera jusqu’à la fin des temps ou bien un concours de scratch, un mix techno, un concert de musique expérimentale… ? La question devient alors une tout autre question : esthétique, sociale, politique. L’œuvre n’est qu’un des devenirs possibles de la pratique expérimentale, l’œuvre est une décision qui implique un positionnement esthétique et politique. Décider autrement, engager l’expérience dans une autre direction, ce que font certains musiciens électroniques, n’est certes pas le fait d’une quelconque impuissance, seulement l’expression d’un autre fonctionnement du jeu politique et social. Et sur ce terrain-là, comme vous le savez, les musiciens ne s’entendent plus.
 
Bastien Gallet

Rédacteur en chef de Musica falsa et Directeur artistique du Festival Archipel
 


[i] Dick Witts, « Advice to clever children», The Wire, n°141, nov. 1995, pp. 32-35. Partiellement traduit en français dans Bruyante techno, Emmanuel Grynszpan, éd. Mélanie Seteun, 1999, pp. 110-115
[ii] Cf. le chapitre que Michel Rigoni consacre à Licht dans son ouvrage monographique, Stockhausen : …un vaisseau lancé vers le ciel, éd. Millénaire III, 1998, pp. 276-332
[iii] Retail Item: Come To Daddy, Warp (WAP94CDX). « Bucephalus Bouncing Ball » figure aux côtés de trois nouvelles versions de « Come To Daddy » (« Pappymix », « Mummy mix », « Little Lord Fautelroy mix »)
[iv] Cf. l’interprétation que propose Elie During de cette rencontre manquée : « Appropriations : morts de l’auteur dans les musiques électroniques », dans Sonic Process : une nouvelle géographie des sons, Catalogue de l’exposition Sonic Process, Centre Pompidou, 2002, pp. 93-105
[v] L’idiotie est un des traits saillants de l’artiste moderne. Voir à ce sujet le livre de Jean-Yves Jouannais, L’Idiotie, éd. Beaux Arts Magazine, 2003
[vi] « Nous devons dépasser le collage et parvenir à ce que les différentes forces qui sont combinées dans une œuvre musicale se trouvent en intermodulation les unes par rapport aux autres. Notre musique présente des éléments très hétérogènes qui, apparemment, ne s’harmonisent pas ensemble […] Ce sont des sociétés complémentaires, des structures dans lesquelles la coexistence est possible sans qu’on essaie de se fondre dans un moule unique mais bien par l’affirmation de la singularité de chacun. L’intermodulation va si loin que de nouvelles espèces apparaissent. », Conversations avec Stockhausen, Jonathan Cott, traduit de r anglais par Jacques Drillon, éd. JC Lattés 1979, p. 216
[vii] Stockhausen : …un vaisseau lancé vers le ciel, op. cit., p. 223. Mikrophonie I a été créée le 9 décembre 1964 à Bruxelles. Un enregistrement est disponible chez Sony Music
[viii] Sur la musique comme expérimentation, cf. l’article de Sophie Gosselin, « De l’expérimentation », Musica falsa n°20, juin 2004.