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György Ligeti et les musiques traditionnelles d’Afrique.

Grand Angle Par Simon Gallot, le 24/02/2023

Le concert du 3 mars à la Cité de la musique fera dialoguer des œuvres de György Ligeti avec celles de cinq compositeurs et compositrices originaires du continent africain et des Caraïbes. Un programme original qui souligne toute l’importance qu’aura eu pour Ligeti la découverte des musiques traditionnelles d’Afrique, et de certaines régions en particulier, dans les années 1980.  

La musique populaire d’Afrique fut pour Ligeti une véritable révélation et peut-être la source populaire la plus exploitée à partir du Premier Livre d’études pour piano (1985). Le continent africain le fascinait d’ailleurs depuis son enfance, avant même qu’il n’en connût la musique :

« Mon intérêt en géographie se concentrait de plus en plus sur l’Afrique. Je commençai à lire beaucoup de livres sur l’Afrique, pas seulement des descriptions de voyages, mais aussi des ouvrages géographiques et ethnographiques. Je ne pouvais pas prévoir que la musique africaine deviendrait, cinquante ans plus tard, une des impulsions majeures pour mes propres compositions[1]. »

La découverte de la musique elle-même se fit progressivement dans les années 1980. L’intérêt premier de Ligeti se porta sur les polyphonies complexes que l’on y rencontre. De ce fait, les musiques subsahariennes (en particulier d’Afrique centrale) furent préfé­rées aux musiques sahariennes (et sahéliennes) en général plus mélodiques et se mêlant rarement en polyphonie. L’approche des musiques populaires africaines fut toutefois très différente de celle des musiques populaires d’Europe centrale. Alors que l’étude de cette dernière fut une étude « de terrain », Ligeti ne connut la musique africaine qu’à travers les écrits théoriques et les enregistrements. Il n’a jamais voyagé en Afrique, ou seulement en Égypte, mais jamais en tout cas en Afrique subsaharienne.
Sur l’ensemble des écrits, nous retiendrons deux ouvrages de référence : d’abord, Musik in Afrika, ouvrage collectif paru en 1983 (soit deux ans avant le Premier Livre d’études pour piano) et à propos duquel Ligeti n’hésitait pas à parler de « bible ». Et, Polyphonies et Polyrythmies instrumentales d’Afrique centrale de Simha Arom paru en 1985. L’importance de ce dernier s’est manifestée, compte tenu de sa date de publication, dans les œuvres postérieures à 1985. Outre les écrits, l’ampleur de cette influence ne peut se mesurer qu’à l’écoute de plusieurs enregis­trements, notamment ceux réalisés par Simha Arom sur les Pygmées Aka ou encore les collectes de Gerhard Kubik chez les Banda-Linda et celles de Vincent Dehoux pour les Gbáyá. Ces quelques références n’ont pour Ligeti rien d’anecdotique et deviennent peu à peu substrat :

« J’ai été très impressionné par les chants à penser des Gbáyá enregistrés par Vincent Dehoux, qui sont très simples, mais qui sont pour moi de la très grande musique, à l’égal de celle de Mozart[2]. »

La musique d’Afrique centrale est une tradition orale. Elle n’est théorisée que par les musicologues occidentaux et en aucun cas par ses exécutants. Pour notre tradition écrite de musique savante, cela paraît d’autant plus inconvenant que « ces musiques, transmises oralement, obéissent à des lois parfois fort complexes, mais qui demeurent implicites[3] ».

Les « chants à penser » (« gima ta mo » signifie chant/à penser/chose) des Gbáyá, vivant en République centrafricaine et au sud du Soudan, peuvent en cela faire exception, puisqu’ils ont une fonction plus « autonome » et ne sont pas nécessairement liés à la danse. Ligeti admirait tout particulièrement ce genre musical. Il s’agit d’un répertoire pour voix d’hommes où le chant est accompagné de la sanza (lamellophone de petite taille joué avec les pouces) et parfois de petites percussions tels des hochets (soko) ou des bâtons entre­choqués (gada). Le matériau de base est donc très simple, mais la polyphonie résultante est d’une grande richesse, tirant le meilleur profit du petit nombre d’éléments constitutifs à travers une organisation métrique complexe.

Simha Arom, György Ligeti et Pierre Laurent Aimard, entourés de l’orchestre de trompes des Banda-Linda et des Pygmées Aka de République centrafricaine. Théâtre du Châelet, Paris, décembre 1999. 

Les Pygmées Aka produisent eux aussi une musique dont on comprend aisément qu’elle ait retenu l’attention du compositeur. Ce peuple de la forêt vit au sud-ouest de la République centrafricaine. La polyphonie complexe qu’ils exercent a la particu­larité d’utiliser le « yodel » (technique de chant qui fait alterner très rapidement voix de poitrine et voix de tête), phénomène assez rare sur le continent africain et dont on ne trouve l’équivalent que chez les autres Pygmées de la forêt équatoriale (Bibayak par exemple) ou chez les Khoisans (Bochimans et Hottentos) du désert de l’hémisphère sud (Namibie). Les chants yodelés s’accompagnent souvent eux aussi de percussions.

Ligeti fut attiré également par la musique des Banda-Linda, eux aussi originaires de République centrafricaine. Comme l’a montré Simha Arom dans sa thèse, leurs orchestres de « trompes » (aérophones de grande taille) présentent une polyrythmie extrêmement dense ; chaque instrumentiste ne produit qu’une seule hauteur de son (ou deux tout au plus), mais l’ensemble peut contenir jusqu’à dix-huit trompes de tailles différentes (donc dix-huit hauteurs différentes). La technique de « hoquet », procédé polyphonique où des silences répartis dans une partie musicale son comblés par les sons d’une autre partie, est à la base de cette musique.

Enfin, une autre des régions musicales d’Afrique qu’affectionnait particulièrement Ligeti est celle aux alentours du lac Victoria, le style des Bantou, à l’exemple des Amadinda de l’ancien royaume du Bouganda (au sud-ouest de l’Ouganda). Leur musique de xylophone (amadinda) est l’une des premières en Afrique à laquelle le compositeur s’est intéressé. Le phénomène d’imbrication de lignes mélodiques équidistantes (en anglais interlocking) exécu­tées dans un tempo très rapide est une source d’inspiration capitale des Études pour piano.

« Les musiciens s’assoient face à face de chaque côté de l’instrument et chaque groupe joue en octaves parallèles l’une des deux mélodies de base. Ces deux mélodies s’imbriquent comme deux roues d’engrenage dans un tempo d’environ 200 pulsations par minute. Le résultat combiné nous donne une suite de patterns et intervalles réguliers se déplaçant à une vitesse vertigineuse (600 pulsations par minute) ; cette suite de patterns se répétera comme une boucle en fonction de la longueur des deux mélodies de base[4]. »

Depuis le Premier Livre d’Études pour piano, on retrouve sur quasiment toutes les esquisses préparatoires les indications « Banda-Linda », « Aka », « Gbáyá » ou autres « Dan » (Côte d’Ivoire et Libéria), ainsi que les techniques qui leurs sont asso­ciées, « yodel », « hoquet », etc. Nous n’aurons de cesse de répéter que le compositeur ne reprend « qu’une idée technique empruntée au répertoire des mouvements des Africains, et non la musique elle-même[5] ». Sa musique se nourrit de son éclectisme, et s’inspire de très nombreux autres domaines qu’il est impossible de soustraire de façon univoque au résultat final.

 

Extrait de : György Ligeti et la musique populaire de Simon Gallot, préface de György Kurtág, Lyon, éditions Symétrie, 2010.

 

Photos (de haut en bas) : György Ligeti © akg-images / brandstaetter images / Otto Breicha ;  © Marie-Noëlle Robert ;  autres photos DR

 


 

[1] LIGETI, « Mein Judentum », p. 239.

[2] Cité dans PHILIPPE ALBÈRA, Musique en création, Paris : Contrechamps – Festival d’automne à Paris, 1999, p. 88 (« Entretien avec György Ligeti »).

[3] Monique Brandily, Introduction aux musiques africaines, collection Musiques du monde, Arles – Paris : Actes sud – Cité de la musique, 1997, p. 19.

[4] GERHARD KUBIK. Traduit et cité dans BOULIANE, « Six Études pour piano de György Ligeti », p. 107.

[5] GYÖRGY LIGETI. Cité dans György Ligeti Edition, disque 3 : Works for piano, Sony Classical, 1997, notice introductive du disque compact SK 62308, p. 25.