Afficher le menu

« The Outcast » d’Olga Neuwirth : la mer comme espace utopique.

Grand Angle Par Tom Michelsen, le 30/08/2022

Créé en 2012 à Mannheim (Allemagne), l’opéra « The Outcast » de la compositrice autrichienne Olga Neuwirth sera présenté pour la première fois à la Philharmonie de Paris le 26 septembre prochain. Une œuvre unique en son genre (qualifiée de « musicstallation-theater avec vidéo » par la compositrice) qui revisite le célèbre roman Moby Dick de l’écrivain américain Herman Melville pour aborder sous un angle inattendu les différentes crises du monde contemporain. 

The Outcast (« Le Paria ») est un ouvrage sur la crise globale de notre époque, un récit bouleversant sur la décadence et la xénophobie. Il s’inspire de Moby Dick, roman complexe et visionnaire de l’écrivain américain Herman Melville.
Dès Bählamms Fest (1992–1998), Olga Neuwirth rompait avec la tradition de l’opéra. En mêlant divers genres et médias dans des œuvres présentant une structure insolite, elle brouille la frontière entre l’écran et la scène. Parmi les thèmes essentiels qu’elle a abordés ces vingt-cinq dernières années figurent le caractère changeant de l’identité et de l’espace, leur rapide transformation, et la question, posée en sons et en images, de savoir ce qui est réel et ce qui est virtuel. Ces sujets, elle les traite dans une forme en constante évolution, riche en polysémies. Rien n’est stable, tout se transforme en permanence. Passé et avenir sont sans cesse reconsidérés avec des matériaux hétérogènes, plastiquement déformables, qui s’entrechoquent, et ils interagissent dans ce qu’elle a qualifié un jour de « monde sonore imprévisible aux nombreuses ramifications ».

De là son recours fréquent à l’électronique surround et à la vidéo : une expérience immersive permet, par la transformation de l’espace et du son, de réduire à néant l’idée d’une identité fixe. Cette conception jouait déjà un rôle central dans ses partitions des années 1990, bien avant qu’elle la prolonge sur un plus vaste terrain. Olga Neuwirth s’est toujours intéressée aux expériences esthétiques qui suppriment le niveau familier de la réalité auditive et dans lesquelles chanteurs et instrumentistes dialoguent avec leur alter ego électronique ou préenregistré. Une façon d’évoquer comment nous créons chacun notre propre réalité au milieu d’un monde regorgeant de chaos, de discontinuité, de fausses informations, de déclin.

Dans The Outcast, un jeu de rapides alternances d’espaces musicaux se met en place sur la scène agencée de manière presque traditionnelle et en même temps naît une sorte d’installation. La compositrice réunit tous ces moyens dans une seule caisse de résonance musicale pour nous présenter un échantillon de vie contemporaine sous la forme d’une « musicstallation-theater with video », selon la terminologie de la partition, d’une œuvre mêlant musique, théâtre, installation et vidéo de manière interactive. Il n’est pas étonnant qu’elle prenne la mer comme métaphore d’un espace utopique : la mer est ouverte, dangereuse, illimitée et indomptée.

Olga Neuwirth s’est notamment fait connaître par sa propension à élargir le spectre musical au-delà des catégories classiques en recourant au cinéma, à la vidéo, à la bande dessinée et à bien d’autres moyens, et ce faisant elle a donné une nouvelle impulsion au genre musico-théâtral dès la fin des années 1980. Ses œuvres sont parsemées de « faux accidents », d’interruptions, de coupures et de fissures. Il a toujours été évident à ses yeux que le sombre pouvoir de la réalité veille sous la fausse idylle du monde apparemment si paisible de la « musique classique » – et sous la création artistique – jusqu’à briser la surface. Le combat de l’individu contre une foule en colère et contre l’autorité joue un rôle récurrent dans ses œuvres. Depuis les années 1980, son art tourne autour de l’absurdité de certains clichés sociétaux et de l’oppression d’autrui par l’abus de pouvoir. Elle cherche constamment à créer une « musique consciente », afin d’attirer l’attention sur les injustices et les discriminations.

The Outcast est une allégorie, la politique n’est donc pas loin. Cette œuvre réunit les recherches entreprises en 2006 par la compositrice sur la dérégulation des océans comme espaces maritimes, sur la fragilité de leur écosystème, ainsi que sur le thème de la mer comme lieu de refuge. Comme Moby Dick, The Outcast est une sorte d’étude de cas qui a pour objet les rapports étroits entre les périls écologiques, politiques et sociétaux de notre époque. Avec cet ouvrage, Olga Neuwirth met en évidence à quel point la compassion humaine est une absolue nécessité.

 

Même si The Outcast est une chronique de la violence, de l’amour, de la perte et de la souffrance, les parias déboussolés, ces outcasts, sont pour Olga Neuwirth un symbole d’espoir. Comme elle le notait en février 2010, à New York, au moment où elle donnait naissance à l’essentiel de la partition : « Secouer les sens, émouvoir l’âme, tel a été mon objectif en écrivant The Outcast : éveiller les oreilles, les yeux et les pensées au-delà des frontières partout dressées et de nos contraintes économiques. Par le biais de la folie de Moby Dick et de Melville lui-même. »

Qu’avec Moby Dick Melville mette en scène l’océan impitoyable comme un « espace oublié » ne manque pas d’ironie amère : au moment de sa mort, en 1891, son roman était complètement tombé dans l’oubli. Dès le départ, les critiques avaient adopté une attitude méprisante vis-à-vis de son œuvre. Lui qui avait pourtant donné naissance à l’un des ouvrages les plus importants de la littérature mondiale, dut travailler pendant dix-neuf ans comme inspecteur des douanes à cause de son insuccès comme auteur.

Comme pratiquement aucun écrivain avant lui, dès le milieu du XIXe siècle, il ramène dans Moby Dick l’homme à son besoin irrépressible de soumettre, traiter avec mépris, exploiter autrui et conquérir l’espace dans un but économique. Cent cinquante ans plus tard, Olga Neuwirth livre avec The Outcast un plaidoyer insistant contre la xénophobie, contre la peur des autres et de l’inconnu, et aborde des sujets comme la liberté, l’abus de pouvoir, la responsabilité personnelle ainsi que la surexploitation et la destruction de la nature.
Son œuvre étudie les conditions dans lesquelles l’intolérance et la haine prennent des dimensions hystériques et débouchent sur la violence. Le débat sur les racines de la haine et les efforts pour créer une société plus juste ne sont pas moins indispensables aujourd’hui que du vivant de Melville. Et une chose n’a pas changé : la violence appelle la violence. Cela vaut notamment lorsque les détenteurs du pouvoir y font appel pour intimider et tourmenter autrui. Nous sommes alors tous perdants. Tel est le message central de l’œuvre d’Olga Neuwirth.

Photos © Claudia Hoehne