Afficher le menu

Lever les yeux.

Grand Angle Par Belinda Cannone, le 17/09/2021


Plusieurs concerts de la saison 2021-22 (à commencer par celui du 25 septembre prochain à la Cité de la musique) ont pour thème la figure mythologique de Narcisse. Un sujet toujours aussi actuel comme l’expose l’essayiste et romancière Belinda Cannone dans ce texte inédit.

 

L’histoire de Narcisse, racontée par Ovide dans le livre III des Métamorphoses, commence par la question posée à Tirésias : Narcisse vivra-t-il longtemps ? Le devin répond : « Oui, s’il ne se connaît pas ». Étrange inversion, le gnothi seauton, « Connais-toi toi-même », devient ici mortifère. Les Grecs anciens estimaient que l’homme doit s’observer pour prendre conscience de sa mesure et ainsi accéder à la sagesse. Chez Narcisse, l’auto-observation conduit non à la connaissance de ses forces et de ses limites, mais à l’amour démesuré de lui-même.

Cet amour narcissique (si l’on me permet l’anachronisme) emplissait déjà Narcisse avant qu’il se voie dans la source. Le jeune homme est si beau que tous en sont amoureux mais, plein d’orgueil, il ne cesse de repousser ses soupirants, avec la dureté qu’on lui voit à l’encontre d’Écho : « Bas les mains, pas d’étreinte ! Je mourrai, dit-il, avant que tu n’uses de moi à ton gré ! » La nymphe, figure du désespoir amoureux, représente tous les soupirants éconduits. Sa honte d’avoir été repoussée est telle que « l’essence même de son corps se dissipe dans les airs » et qu’il ne lui reste plus que « la voix et les os », si bien qu’elle va se cacher dans des antres solitaires où elle mène une existence réduite au sonore : « C’est le son qui est encore vivant en elle ».

Ce n’est pourtant pas elle qui se vengera mais un amoureux déçu qui maudit Narcisse : « Qu’il aime donc de même à son tour et de même ne puisse posséder l’objet de son amour ! » Il faut ici revenir au « S’il ne se connaît pas lui-même » de Tirésias. Dans les mythes grecs, si le châtiment vient des dieux, c’est bien l’homme qui est responsable de l’avoir appelé sur lui. Narcisse aurait une chance de vivre vieux, rien n’est joué d’emblée, sauf si – sauf si son orgueil ne le conduisait à repousser tout amour et, dans un paroxysme d’amour de soi, d’idolâtrer son reflet. Or toute manifestation d’hubris appelle une punition. Avec une merveilleuse et cruelle inventivité, la déesse Némésis va exaucer la « juste prière » du soupirant. Pour s’assurer que Narcisse ne pourra jamais « posséder l’objet de son amour », elle lui propose un objet qui n’en est pas un, un objet qui sera… le sujet lui-même.

Narcisse ayant interrompu sa chasse pour se désaltérer à une source claire, il tombe en extase devant son image reflétée dans le miroir de l’eau. « Il prend pour un corps ce qui n’est qu’une ombre », devenant « l’aliment du feu qu’il allume », et « par ses propres yeux se fait lui-même l’artisan de sa perte ». Après un bref temps d’illusion, il prend conscience que cette image est la sienne, mais son amour ne cesse pas pour autant. Alors, ne pouvant se « dissocier de son propre corps » (faire enfin deux), il se résout à mourir.

 

 

Le mythe aurait pu se contenter de narrer l’histoire de Narcisse, qui semble se suffire à elle-même. Pourtant on y croise aussi Écho, Écho qui vient en redoubler la signification en transposant dans le domaine du langage ce qui échoit à Narcisse sur le plan de l’image. Elle est elle aussi dotée d’une forme d’infirmité : ne pouvant jamais parler, elle se contente de répéter « d’une phrase les derniers mots ». Cette infirmité est liée à l’amour, mais non au sien : nymphe bavarde, elle avait l’habitude, lorsque Jupiter se prélassait sur sa couche avec une nymphe, de retenir habilement la déesse Junon par de longs discours jusqu’à ce que la nymphe se soit enfuie. Junon ayant compris son stratagème, elle la punit en ne lui permettant plus que de « redoubler les sons et répéter les paroles entendues ». Ainsi la « nymphe à la voix sonore » est-elle condamnée à se faire l’écho de toute voix.

 

Le malheur d’Écho se marque, chez Ovide, par l’impossibilité où elle se trouve de demeurer coite puisqu’elle ne peut jamais « répondre par le silence à qui lui parle ». Or la parole n’a de prix que de s’élever sur la possibilité du silence. Être silencieux : être concentré en soi-même. La pauvre Écho est tenue hors d’elle-même d’une part parce que, entièrement soumise à la parole d’autrui, elle est incapable d’une parole propre, et d’autre part (ou par conséquent), parce qu’elle ne peut jamais énoncer son désir : « Oh ! que de fois elle voulut s’approcher avec des mots caressants, lui adresser de tendres prières ! Sa nature s’y oppose ». Ainsi comprend-on que Narcisse est fondamentalement un mythe du double : redoublement dans le principe du couple, redoublement de l’image de soi, redoublement du son dans la bouche d’Écho. Or le double est toujours excessif. Deux c’est bien, si le second est autre. Deux fois un, c’est un de trop. Car, comme le soulignait Clément Rosset dans Le Réel et son double, la structure fondamentale du réel est sa singularité, son unicité. Ici, et c’est le sens profond du mythe, le double figure un rapport malade à l’altérité.

La reconnaissance de l’altérité n’est pas qu’une vertu morale, une forme de bienveillance, mais une profonde nécessité. Qui pourrait me conforter dans le sentiment de mon existence et de ma valeur, si ce n’est un autre ? Le miroir ne m’indique jamais rien : le double de moi-même ne saurait garantir ni que j’existe, ni que je suis aimable. Chez Narcisse, la certitude première, celle dont part Descartes, Je suis, est mise à mal. Suis-je, si, quand je dérange la surface de l’eau d’un geste de la main, mon image se brise en mille éclats ? Le reflet narcissique réveille deux abîmes : n’être pas celui que je croyais être ; et, pire encore, soupçonner que je suis non pas quelque chose (quelqu’un), mais rienPar ailleurs, si Narcisse est voué au dépérissement et à la mort, c’est que l’amour de soi ne saurait apporter la certitude d’être aimable. Lui manque l’altruisme – par ce mot je veux ici désigner, dans l’amour, ce mouvement intime de reconnaissance d’un autre qu’il met en gloire, assomption d’une étrangèreté devenue proche, d’une singularité devenue désirable.

Par l’amour, par la reconnaissance réciproque de l’existence et de la valeur d’un autre, le sujet accède à l’ouvert du monde. On ne voit jamais si bien, on ne sent jamais si fort, on ne goûte jamais si intensément que dans l’amour adressé à autrui. Mais Narcisse, enfermé dans le moi, est hors du monde et hors du temps, c’est-à-dire dans l’éternel présent du figement devant l’image de soi. Le temps hoquète, ni passé ni avenir – alors la mort. Narcisse aurait dû renoncer à l’image (au double) de lui-même et lever le regard vers Écho. Alors, l’aimant mieux que lui-même, il aurait été garanti dans son existence et, aimé en retour, tous deux auraient accédé à leur corps, corps désirants, qui, d’être désirés, auraient gagné en force et densité.

*

Ce qui donne sa puissance à un mythe est sa capacité à trouver des actualisations diverses au fil du temps. Où reconnaître Narcisse aujourd’hui ? À deux endroits, me semble-t-il. « Prendre pour un corps ce qui n’est qu’une ombre. » Je redoute depuis longtemps la désincarnation provoquée par notre hyperactivité virtuelle. L’écran et les réseaux sociaux permettent à chacun de se donner une existence, alimentée par des selfies ou par des avatars : son chat, ses voyages, ses goûts divers, et aussi les cadeaux et les bouquets reçus, exhibés non tant parce qu’ils seraient beaux que parce qu’ils témoignent aux yeux d’autrui de sa valeur ou de sa chance. Ce qu’on en attend : des clics qui approuvent ou apprécient, et une augmentation des followers. Les réseaux permettent la mesure chiffrée de l’intérêt qu’on suscite. Illusion. À sa façon, l’écran est devenu l’équivalent de la source limpide dans Ovide.

Mais on peut aussi ouvrir l’interprétation et trouver le Narcisse contemporain dans le sujet passionné par son identité qui s’est mis à prospérer dans notre société. Les « minorités » (parfois majoritaires, comme le sont les femmes) revendiquent leur appartenance à des communautés dans lesquelles se fragmente le monde commun. Nombreux à présent ceux qui chérissent leur semblable plutôt que leur prochain. Autrui ne semblant plus aimable, il vaut mieux aimer le même comme soi-même et surtout pas celui qui semble dissembler. Piège mortel de ce narcissisme communautaire qui enferme chacun dans le cercle aveugle de son groupe d’appartenance, assigné à jamais à une place et dans un rôle prédestinés – comme une image dans l’eau à laquelle il est impossible de ne pas se conformer. Pourtant, le plus beau mouvement intime n’est-il pas celui du dégagement ? Et celui-ci n’est-il pas l’autre nom de l’émancipation ? Narcisse, lève les yeux !

L’art peut contribuer à cette liberté. Dans Le Temps retrouvé, Proust loue l’effort de l’écrivain pour « imaginer ce qui diffère de soi ». L’inventeur de fiction doit sortir de lui-même pour occuper imaginairement la place, la peau d’un autre auquel il donnera contour et substance. Le lecteur, le spectateur de cinéma et de théâtre, l’auditeur de musique iront ainsi à la rencontre des personnages, et adopteront la vision de l’artiste, figures de l’autre qui lui apprennent ce que c’est que de vivre, au-delà des étroites limites qui bornent fatalement l’expérience de chacun.

 

Photos et illustrations (de haut en bas) : © Franck Ferville / © Mireia Rodo / Alamy Banque d’Images /Solomon Joseph Solomon, Narcissus and Echo, 1895 – DR / Maia Flore / Agence VU pour Atout France – France, Dunkerque, 9 octobre 2016 – Issue de la série « By the sea ».