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Échos de Narcisse. Entretien avec Yves Chauris, Brice Pauset et Yann Robin.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 02/09/2021

À l’occasion de la nouvelle soirée In Between consacrée à la figure mythologique de Narcisse, le 25 septembre à la Cité de la musique, l’EIC a demandé aux compositeurs Yves Chauris, Brice Pauset et Yann Robin de créer une nouvelle œuvre autour de ce sujet. Chacun en son miroir nous répond…

Comment avez-vous réagi face à cette commande pour ce concert sur le thème de Narcisse ?

Brice Pauset : Il s’agit en premier lieu d’un hasard heureux : lorsque la commande a été évoquée, cette pièce, avec ce thème, figurait déjà dans mes projets, dans le cadre d’une constellation de pièces ayant trait aux prémisses constitutives de notre temps historique. La coïncidence était majestueuse et parfaite. Ensuite, le mythe de Narcisse, dont l’effervescence me semble directement liée à la prédominance actuelle de l’image, est actif à différentes échelles. À grande échelle d’abord : une amie sociologue m’a fait parvenir quelques exemples frappants de technicité adossée à la négativité narcissique : des jeunes gens modifient l’image de leur apparence physique via des applications graphiques puis passent à la modification de leur réalité corporelle propre, à grand renfort de chirurgie esthétique. Le donné physiologique est saisi par la logique de la concurrence, s’y soumet et, le cas échéant, s’y dissout. À échelle plus rapprochée : le narcissisme de la subjectivité vide conduit actuellement les labels discographiques à présenter leurs recrues sous la forme de produits interchangeables, conditionnés selon les normes du visible marchand, sans grand souci du musical.

 

Yann Robin : D’abord, je suis un grand amateur du texte d’Ovide et de ce que certains artistes en ont fait — le tableau du Caravage, par exemple, m’impressionne toujours. Lorsque nous avons entamé nos discussions autour de ce projet, j’ai immédiatement rapproché la figure de Narcisse, et son reflet dans l’eau, avec la question du double qui me préoccupe depuis bien longtemps et que j’avais déjà l’intention de traiter dans un cycle autour du concept de « Dopplegänger ». Le Dopplegänger, que ce soit dans les mythologies et germanique, nordique ou dans la culture américaine, c’est le double, le sosie, avec tout ce que cela suppose de dualité de l’individu — le terme prenant alors un sens péjoratif : celui du double maléfique. Passionné de l’œuvre de David Lynch, j’aime tout particulièrement la manière, complètement délirante et à la fois très profonde, avec laquelle il traite cette question, d’un bout à l’autre de sa filmographie : de Twin Peaks (et particulièrement la dernière saison -) à Mulholland Drive (dont je veux tirer un opéra).

 

Yves Chauris : Pour ce projet, l’Ensemble m’avait demandé de réfléchir à une orchestration de l’œuvre Reflets dans l’eau de Debussy. Il m’est très vite apparu qu’une simple transposition du piano vers l’ensemble, aussi raffinée soit-elle, ne serait guère satisfaisante. Surtout, cette pièce me semblait offrir un potentiel infini de relecture. J’ai alors suggéré de la revisiter, d’en proposer un éclairage nouveau (un reflet des Reflets…) sous la forme d’une pièce originale. Debussy écrit dans une lettre à son éditeur qu’il cherche une « chimie harmonique » nouvelle. De la chimie harmonique à l’alchimie orchestrale : voilà un terrain fertile !

 

Comment la figure de Narcisse se reflète-t-elle dans vos pièces ?

Brice Pauset : J’ai saisi le narcissisme de la subjectivité vide, évoqué plus haut, en tant que version tératologique adulte du stade du miroir, tout en maintenant quelques hypothèses héritées des récits mythologiques originaux (en particulier celui de Parthénios de Nicée). Assujettie à des fragments du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ainsi qu’à deux vers de William Shakespeare (eux-mêmes cités par Gray), la pièce alterne des moments composés en tant qu’inversion temporelle avec la réinjection de ces moments « remis à l’endroit » par le truchement de l’électronique. Ainsi, comme si l’auditeur était pris dans un temps chronologique inversé, le texte est dit d’abord à l’envers, puis la normalité revient lors de la réinjection par l’électronique, mais sous une forme monstrueuse : la remise en ordre de la temporalité « normale » (l’enregistrement inversé d’une inversion simulée) produit en fort sentiment de malaise, voire de malheur. Ce dispositif, comparable à celui de David Lynch dans Twin Peaks (les scènes du « salon rouge »), renvoie par ailleurs au rejet d’Écho par Narcisse dans le mythe original.

Yann Robin : Ce Dopplegänger Concerto no. 1 pour trompette est le premier volet d’un cycle où l’instrument soliste sera confronté à son double maléfique, comme un reflet de l’éternelle confrontation entre le bien et le mal, entre les ténèbres et la lumière. L’instrument soliste, ici la trompette, possède dans l’ensemble instrumental son exacte reproduction ou plutôt son ombre révélant sa part obscure, sa part maudite.

Yves Chauris : Le mythe de Narcisse est pensé sur plusieurs plans. L’ensemble instrumental est divisé en deux groupes miroirs, chacun implanté sur une scène indépendante. Je fais également appel à un piano soliste dédoublé : le pianiste joue simultanément deux pianos placés perpendiculairement l’un de l’autre. Un Steinway de concert, actuel, et un piano de facture plus ancienne, un Pleyel ou Erard autour de 1900 (tel que Debussy a pu toucher). Je peux ainsi jouer sur un dédoublement permanent du soliste par le timbre, l’accord, la couleur. Je renforce le sentiment de diffraction (je pourrais dire démultiplication) car ce piano double est pris en relai, en écho, par deux pianos droits placés aux extrémités de la salle. Au-delà du jeu sur l’espace et le reflet, il m’a paru intéressant de travailler, dans l’écriture même, sur l’idée d’un enfermement sur soi. C’est peut-être d’ailleurs sur cette opposition entre espace multiple et enfermement que le chatoiement de Debussy offre un contraste des plus lumineux.

Photos (de haut en bas) : Maia Flore / Agence VU pour Atout France – France, Dunkerque, 9 octobre 2016 – Issue de la série « By the sea » ; Brice Pauset- DR ; Yann Robin © Jean Radel ; Yves Chauris – DR