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Inori : interview avec Karlheinz Stockhausen

Entretien Par Claude Samuel, le 16/01/2012

A l’occasion de la représentation exceptionnelle  d’Inori le 10 février à la Cité de la musique, accents on line publie une interview avec Karlheinz Stockhausen sur la création de cette œuvre, réalisée en 1974 par Claude Samuel pour la revue Panorama de la musique et des instruments.

Comme vous le savez, certains critiques ont qualifié Inori d’œuvre répétitive et simpliste. Qu’en dites-vous ?
Je crois que ceux qui ont vu dans Inori une œuvre répétitive et simpliste ne savent pas écouter la polyphonie. Inori est polyphonique dès le début. Certains y ont entendu des accords : il n’y en a pas, il y a un seul son. Avant que la mélodie ne commence à se développer, j’ai bloqué les hauteurs pour travailler sur le tempo. Pour la première fois dans l’histoire de la musique, j’ai introduit une gamme de tempi, et pendant douze minutes, je ne travaille que sur le développement de différents tempi avec une échelle chromatique.
Le public est accoutumé à écouter des mélodies, mais déjà, les premières mélodies de timbres n’avaient pas été comprises. Dans Inori, j’ai développé pendant douze minutes une nouvelle gamme de tempi – douze valeurs entre 60 et 120, en cinq « octaves » de tempo. Chaque note a un tempo différent, indiqué par une pulsation très précise. Et la deuxième section de l’œuvre développe une gamme chromatique de soixante degrés dynamiques différents, composés avec différentes densités d’instruments jouant le même son. Si le public ne fait pas attention au degré dynamique, le phénomène lui échappe. Mais il y viendra. Dans quelques années, Inori sera l’œuvre clé d’un nouveau développement de la composition des tempi et d’une nouvelle fonction des timbres, grâce à ce principe de l’échelle chromatique des intensités.

Que pensez-vous du reproche que l’on vous fait de prendre une autre direction à chaque nouvelle œuvre ?
Je déconcerte parce que je prends une autre direction avec chaque nouvelle œuvre. Stimmung, Hymnen, Alphabet. Nous vivons les débuts d’une nouvelle époque de la conscience musicale, et pour établir un nouveau langage qui puisse se développer en plusieurs siècles, je suis obligé de prendre un maximum de directions. Il m’est impossible de suivre une seule direction : ce n’est pas ma fonction dans l’histoire de la musique. Je vois toutes les portes qui s’ouvrent devant moi et j’indique chaque direction. Si je passe trop de temps sur un problème, je n’arriverai jamais à indiquer toutes les autres directions.
Chaque direction explorée m’aide pour les directions futures. On ne peut jamais commencer à zéro. Chaque œuvre laisse certains problèmes à l’état vierge. Ainsi de la composition avec une échelle dynamique, qui est aussi souple, aussi riche que l’échelle des hauteurs. Dans un piano, il y a 85 touches bien mesurées au point de vue de l’échelle chromatique et logarithmique. J’ai tenté d’établir la même chose pour la dynamique, et je l’ai annoncé depuis des années. Mais la réalisation de cette œuvre a nécessité cinq mois de travail avec une équipe de six collaborateurs, chaque degré demandant parfois plusieurs heures pour être mis en partition. Il faut donc d’énormes ressources de temps et de moyens.
En outre, Inori pose tellement de problèmes à la fois qu’on ne peut jamais s’attendre à une réaction positive de la part d’un public qui n’est pas religieux, par exemple. La direction d’Inori est clairement indiquée : cette œuvre ne laisse pas le choix entre l’esthétique sécularisée ou le fonctionnalisme religieux, parce qu’elle est une prière, parce que chaque intervalle musical devient un geste de prière et doit être reçu comme tel.
Beaucoup de personnes parmi celles qui s’intéressent à votre œuvre sont désorientées parce qu’elles ne distinguent pas de ligne claire dans votre évolution.
Toute mon évolution reflète une logique vectorielle. La logique peut être linéaire ou vectorielle. Avec un vecteur, chaque point auquel on arrive permet d’aller dans toutes les directions possibles, dans un espace quadridimensionnel. En ce sens c’est bien d’une logique qu’il s’agit. Mais il se peut que, comme dans une spirale, je fasse une œuvre complètement déterminée comme Inori, à l’exception de quelques parties que j’appelle parties d’écho, où plusieurs musiciens ont le choix de jouer librement avec de petites formules mélodiques, la dynamique étant relativement libre, ce qui crée un élément aléatoire Il n’empêche qu’en ce qui concerne les échelles et les paramètres séiels, tout l’œuvre est déterminée.
Ainsi m’a-t-on reproché d’être revenu au déterminisme. Les gens sont comme des endants : vous indiquez une direction et ils croient que vous allez toujours continuer dans ce sens. Ils n’arrivent pas à  imaginer que l’univers est une bulle de conscience, que les directions sont innombrables et qu’il faut les prendre toutes : mais on ne peut en suivre qu’une seule à la fois. Quand j’emprunte une direction, il ne faut pas croire que je vais continuer en ligne droite. A côté de la droite , il y a le vecteur et la spirale. J’oscille donc entre le déterminisme et un indéterminisme extrême, très intuitif. Et l’âge et le métier aidant, la spirale accélère de plus en plus.
Inori n’est pas seulement important pour moi : c’est une découverte capitale pour les musiciens, et cela dans plusieurs sens. D’abord, c’est le premier exemple de l’histoire de la musique dans lequel on ait trouvé une notation musicale parfaite pour décrire exactement chaque geste d’un corps humain. À ce titre, Inori est l’œuvre clé pour tout un nouveau développement de l’écriture et de la danse. Ce principe peut faire la part plus ou moins grande à l’aléatoire, mais il détermine une liaison entre structure musicale et structure visuelle. Pour la prochaine œuvre, en ajoutant seulement un paramètre, je créerai un espace tridimensionnel, et les gens bougeront : ils ne seront plus assis ou à genoux, ils bougeront vers le haut, vers le bas, sur scène, dans la salle, etc. Deuxièmement, il y a dans Inori, comme je l’ai dit, une recherche dynamique, et un nouveau fonctionnalisme des timbres qui libère ce que j’appelle l’énergie, laquelle est une combinaison de timbre et de dynamique. Cela aboutit à un véritable renouvellement de l’acoustique musicale  et c’est pourquoi je travaille maintenant avec des échelles d’énergie. Cette innovation, qui devra être développée et exploitée, sera lourde de conséquences au regard de l’histoire. Enfin, troisièmement, Inori introduit à une nouvelle conception de la composition du temps, un travail sur différentes couches de tempi, avec des tempi chromatiques.
Comme tout autre domaine, celui de la musique est un champ d’activité pour beaucoup de gens, et chacun y a son rôle, qu’il n’a pas choisi. Certains sont de grands planificateurs, comme en architecture ou en mathématique. Ceux-là ont les plus fortes antennes. Cela dépend des watts qui sont dans un système. On ne s’est pas fait soi-même, on doit veiller à ne pas casser son système. Un homme est une constellation. Il a y une production humaine et, de temps en temps, cette production suscite un élément qui est comme une station extrêmement forte, capable de recevoir des informations nouvelles qui permettent à leur tour de contacter des couches de conscience inconnues jusqu’alors. C’est pourquoi il ne sert à rien de porter des jugements de valeur sur la qualité personnelle, de dire que certains compositeurs sont mauvais. Quelques-uns ont un talent qui va jusqu’à un certain point, d’autres ont un talent plus vaste. L’important, c’est que chacun fasse le maximum avec ce qu’il a reçu en partage, en travaillant et en s’éduquant constamment. Nous travaillons tous ensemble, et on ne pourrait jamais percevoir ce que je fais s’il n’y avait pas de points de comparaison.
On entend sans cesse dire qu’à notre époque il y aurait moins de grands artistes qu’autrefois parce que la société s’intéresserait moins à l’art. Etes-vous de cet avis ?
Nous devons être reconnaissants qu’il y ait encore quelques artistes ; quel que soit leur degré de talent, il faut les faire travailler tout le temps, c’est ça qui importe. Il faut que la société demande à ceux qui ont un talent spécial de travailler à plein-temps pour elle, qui est tellement pauvre au niveau de l’imagination. En musique, tous ceux qui sont des multiplicateurs et des transformateurs sont très utiles. Il y a très peu de générateurs, et il n’est pas nécessaire qu’il y en ait beaucoup. Toutes les deux générations, on n’a besoin dans la musique que de trois ou quatre générateurs. C’est largement suffisant. Imaginons une époque avec vingt Mozart, ce serait la catastrophe. Que pourrait-on faire d’eux, sinon les écraser ? Il n’y a pas de place pour vingt Mozart. Dans un grand studio, il y a tout juste la place pour trois ou quatre générateurs de base. Le reste est affaire de transformateurs, de filtres, de modulateurs, de haut-parleurs et de multiplicateurs.
On dit et on écrit sans cesse que votre musique est trop exigeante, qu’elle est trop difficile pour le grand public.
De nos jours, si l’on veut prendre l’air frais, on doit marcher pendant une heure ou deux. De même, la musique évolue trop vite pour le public, et il faut s’imposer plus de travail pour l’apprécier. Le public des concerts est déconcerté. Le père de ma femme, qui était ingénieur, se préparait une fois par semaine dans un quatuor d’hommes, en chantant Schubert. Il jouait du piano, connaissait tous les thèmes des opéras qu’il allait voir, était familiarisé avec les œuvres, même celles de Schoenberg, et Hindemith venait jouer chez lui. Dans les années 20 et 30, à Francfort, de nombreuses familles accueillaient des quatuors, des chanteurs, des pianistes pour des concerts privés. Tout cela est en train de dégénérer. Il faut absolument imposer au public une préparation pour le concert, sinon la perception musicale deviendra complètement superficielle. Tout le monde s’attend à des chocs de plus en plus forts, et presque personne ne s’y prépare.
Je ne suis pas pessimiste. Je crois simplement aux prédictions de certains, tel Aphonse Rosenberg qui, dans son livre Durchbruch zur Zukunft*(La Percée vers l’avenir) annonce l’ère du Verseau (Aquarius), le temps où la science deviendra religion et où les persécutions seront encore plus terribles qu’au Moyen Âge. Les hommes attachés au transcendantal, qui sont des êtres profondément orientés sur le divin, seront persécutés avec des méthodes atroces. Il est clair que l’art deviendra dans quelques siècles un pur divertissement, et que l’art véritable, qui est la préparation de l’homme à une vie supérieure, sera alors le propre d’un petit groupe ésotérique réfugié dans l’underground.
Karlheinz Stockhausen
Article paru dans la revue Panorama de la musique et des instruments, décembre 1974. Les questions de Claude Samuel, auteur de l’article, ont été rétablies grâce à la collaboration de Kathinka Pasveer.
* München-Planczg , 1958
Photographies : Karlheinz Stockhausen©Philippe Gontier / Inori, répétition©Myr Muratet