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Avec Karlheinz Stockhausen, le semeur de lumières

Entretien Par Martine Cadieu, le 15/02/1998

Dans le Surangama sutra, parmi les fragments de textes mis en lumière devant Bouddha, voilà ce qui est dit : « Vous, frères de cette grande assemblée, devez retourner votre audition interne, votre écoute, vers l’intérieur ; vous devez écouter le son parfaitement unifié, intrinsèque, de votre esprit »… Stockhausen évoque parfois ces textes, et sans doute font-ils partie de sa vie profonde. A Paris, lors de la création du Parlement du Monde, extrait du Mercredi de Lumière, il dit encore : « Tous les hommes du futur parleront en chantant. Vous pouvez penser que je suis fou, cela ne fait rien. Les artistes dirigeront le monde, eux qui connaissent les vibrations de la lumière. » La tête dans les galaxies, les pieds enracinés dans la planète Terre, Stockhausen séduit, inquiète. Il poursuit une utopie merveilleuse. Je suis allée le retrouver à Kürten, où il habite. Par un matin d’automne, un pâle soleil sur les bruyères, le silence profond. Il est arrivé, vêtu de blanc et d’orange, le regard illuminé, la voix grave, et le dialogue a repris aussitôt, comme auparavant à Royan, La Rochelle, ou Venise, sur le chemin des découvertes.
 
 
Vous allez bien ?
Oui, je suis en train de composer! Enfin! Après tant de voyages, de studios, de mixages. Chez moi.
 
Chez vous, cela veut dire en pleine nature, parmi les grands arbres.
Je suis né dans ce paysage, près d’Altenberg. Oui, il y a le silence et parfois les longues heures avec quelques amis qui viennent me voir. Beaucoup d’avions aussi dans le ciel, car nous sommes près de Cologne. Dès que je me réveille, j’ai envie de travailler, de passer ma journée à travailler, sans être dérangé. Il faut beaucoup de discipline. Méditer, se concentrer, garder l’équilibre du corps. Rester en éveil, pour pouvoir écouter les vibrations de l’Univers. La musique est le plus court chemin pour arriver vers Dieu, s’approcher de la divinité. Il y a aussi les livres, les poèmes et les textes que l’on écrit.
 
La Bible accompagnait-elle votre jeunesse, y reveniez-vous souvent?
Non, pas l’Ancien Testament ; je ne le connaissais pas, seulement le Nouveau, l’histoire du Christ. J’avais lu le premier chapitre de la Bible, la Genèse. Beaucoup plus tard, j’ai lu les autres chapitres. Quand j’étais enfant, mon père, qui était catholique, a eu beaucoup de problèmes; si le IIIe Reich avait gagné la guerre, l’Église aurait perdu son pouvoir et son rayonnement. Mon père m’a mis dans une école laïque et j’ai beaucoup souffert d’être toujours en groupe, jamais seul. On faisait beaucoup de gymnastique, on chantait, on surveillait notre santé. Parfois, la nuit, je pouvais enfin être seul ; l’école était dans un ancien monastère, on envoyait certains d’entre nous sur les remparts pour faire la surveillance. Les bombes tombaient, j’entends encore les sifflements, je vois les éclairs et les explosions lumineuses. Puis, plus tard, j’étais orphelin, adolescent, j’ai aussi aidé dans un hôpital, pour transporter les blessés.
 
Tout cela se passe-t-il encore dans votre musique? Les souvenirs de la souffrance ?
Non. Vous parlez d’un réservoir émotionnel ; c’est seulement le monde sonore, le cosmos, autour de nous, qui m’habite.
 
J’évoquais cela parce que vous m’avez dit un jour : « La musique est plus forte que la politique. »
Écoutez, Martine, je ne suis pas du tout un homme tragique, ni triste, ni pessimiste ou influencé négativement par les expériences de la vie. Au contraire. J’ai composé l’année passée une partie de LumièreLicht – qui s’appelle « Invasion ». Douze musiciens qui se battent, dans un auditorium ; d’un côté, il y a trois trompettes, un percussionniste et un joueur de synthétiseur électronique. Ils portent leurs instruments et des haut-parleurs sur le corps ; dans l’autre troupe, il y a trois trombones, un percussionniste, et un autre joueur de synthétiseur électronique, et en même temps on entend de la musique projetée autour du public, que j’avais faite en studio. Il s’agit d’un combat, si je peux dire, mais le combat est acoustique, et aussi visuel. J’ai eu beaucoup de joie à composer cela, pendant des semaines, le répéter, l’exécuter plusieurs fois; parce qu’il est vrai que la guerre dans mon enfance, c’était surtout une composition acoustique et une sorte de musique ; tous les sons dont je me souviens, les glissandi, les rythmes, les accords de plusieurs bombardiers, qui descendaient et remontaient, tout cela est resté dans ma mémoire.
 
Vous écrivez l’opéra Lumière ; toute votre musique ressemble à une spirale qui monte vers cette lumière, mais vous connaissez les forces obscures du Mal ; vous mettez en scène Lucifer. Hitler était obsédé par le mal. Il y a des êtres humains, qui ne sont plus que des politiciens, qui incarnent les forces du mal.
Oui, mais il faut avoir confiance. Quand je compose, je suis mon intuition et ce n’est pas toujours si simple d’écouter exactement ce qu’il faut faire. En arrivant près de vous ce matin, j’avais déjà repris durant une heure ce que j’avais composé hier au soir. Ce n’est pas facile de prendre une décision entre plusieurs voies. Il faut se mettre en état d’écoute intérieure. Il faut avoir conscience qu’il y a une force spirituelle qui est sauvée par les anges au-dedans de nous.
J’ai découvert très tôt que la musique des anciens peuples, qui était toujours sacrée, liait les hommes de façon magique au cosmos ; je ressentis cela non seulement dans les temples à Nara ou à Kamakura dans les petites maisons pour la cérémonie du thé, mais aussi à Ceylan et surtout dans l’Inde du Nord et au Mexique. Là, je suis monté sur les pyramides, en m’imaginant que je vivais au temps des Aztèques, avant l’arrivée des Espagnols et j’ai lu, en même temps, l’histoire des Aztèques. J’ai une nature qui peut s’identifier facilement, dans un lieu sacral, avec le contenu transcendantal. Je peux entrer en Contact avec les êtres des autres mondes, facilement. Tous les jours d’ailleurs ; la musique est le lien pour entrer en contact. Ce n’est pas toujours le cas. Il faut avoir la chance de laisser agir le temps, créer une structure vibratoire qui permet d’être en éveil, de sortir de son corps. Depuis 1977, je n’ai rien composé d’autre que l’Opéra Licht ; cinq soirées, cinq journées comme je les appelle, sont déjà achevées. J’ai commencé avec Jeudi de lumière, puis Samedi, Lundi, Mardi et Vendredi ; maintenant je compose la dernière scène de Mercredi de lumière, après viendra le Dimanche… Quelquefois, j’ai composé une partie, qui au premier moment n’était pas une scène de Licht, par exemple Mondeva, c’était la toute première partie de Jeudi. C’est une pièce pour clarinette que j’avais composée pour l’anniversaire de Susan Stephens ; après, j’ai intégré cette scène dans Jeudi de lumière et encore cette année, j’avais écrit pour l’anniversaire de Kathinka Pasveer, flûtiste, une musique… cela s’appelle Tinki, je l’ai intégrée dans la composition de Michaëlium, c’est devenu un duo avec un trompettiste ; en même temps, des choristes chantent pour harmoniser ce dialogue. Parfois, les détails de Licht sont nés et je les ai intégrés plus tard dans l’œuvre.
 
Vous dites « Les sept jours de la semaine »… S’agit-il de la Genèse, de la Création ?
Non, pas la Création biblique, la création de notre univers. Je travaille avec une « super-formule », que j’avais composée au début, avec une formule de Michaël, une formule d‘Eve, une formule de Lucifer ; les trois, ensemble, forment les trois couches simultanées pour la « super-formule » et je travaille toujours avec la combinaison des trois formules pour créer des petites formes et la grande forme ; chaque journée de la semaine est ce que j’appelle un segment, un « membre », comme les membres d’un corps, de la grande formule Mardi, Mercredi, etc. et à l’intérieur de chaque membre je compose une projection d’une combinaison de formes ; les autres sont secondaires. Ainsi dans Lundi de lumière, la formule d’Eve prédomine, dans Samedi celle de Lucifer… Cette décision prise au début a des conséquences pour la structuration de chaque partie… Tout deviendra un grand Cosmos musical, qui durera plus de vingt-huit heures.
 
Karlheinz, vous pariez souvent d’état d’éveil, d’écoute. Vos poèmes Venus des sept jours exaltent la « vibration », le silence. Vous dites que la musique vous est « donnée »… A propos de Trans, vous aviez évoqué une nuit, où la forme de Trans était venue à vous.
Et même, l’exécution de l’œuvre, je l’ai vue et entendue en rêve, et quand je me suis réveillé, j’ai fait des esquisses et puis, plusieurs mois après, je me souvenais encore si clairement de ce rêve que j’étais capable d’écrire l’œuvre en six semaines, avec les couleurs, les mouvements des interprètes, les détails de la musique : ainsi un rideau sonore réalisé par cinquante instruments à cordes et l’orchestre invisible derrière le rideau… Il y avait les sons d’un grand métier à tisser qui passaient au-dessus des auditeurs… J’ai aussi, une autre fois, rêvé d’un grand homme oiseau ; il est dans Tierkreis, Musik im Bauch. Il y a régulièrement des rêves qui me viennent ; ce sont des rêves de musique et j’ai écrit plusieurs œuvres ainsi. Je suis fasciné aussi par le monde animal. J’espère entendre un jour le son des planètes dans l’espace, mais il m’arrive aujourd’hui d’écouter la polyphonie des insectes dans la forêt. Je suis étonné par leur vitesse ; pas seulement vitesse de vivre… Tout cela est un terrain de découverte pour nous. Nous élargissons tous les jours notre tessiture, notre gamme de vitesses, entre les durées les plus courtes et les plus longues. La musique que je compose élargit constamment la gamme des rythmes, des mélodies, et à mon avis tous les êtres qui existent autour de nous sont « à découvrir » et, à la longue, nous devons intégrer, unir leur vie à la nôtre, les prendre en nous.
 
 
C’est cela le grand rêve : l’Autre. A la fin du Parlement du monde, extrait du Mercredi de lumière, le président du Parlement dit en chantant : « L’Amour est ici notre thème ». « Vous pouvez dire que c’est une utopie, cela ne fait rien, je la défends ! » dit Stockhausen et il dirige les douces, imperceptibles, spirales du son, projetées dans l’air bleu, l’air qui vibre au-dessus des forêts dont nous voyons les feuillages étincelants.
 

Illimité: Joue un son avec la certitude que tu as tout le temps et toute la place. (Karlheinz Stockhausen)

 
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Propos recueillis par Martine Cadieu (à Paris au Festival d’Automne, et en Allemagne pour l’émission « Le bon plaisir de Stockhausen », France Culture)
Extrait d’Accents n°4 – février-avril 1998