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L’humain avant tout. Entretien avec Sophia Burgos, soprano.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 24/09/2020

Le 16 octobre prochain, à la Philharmonie de Paris, l’EIC rendra hommage au compositeur français Gérard Grisey avec un concert monographique. Au programme : Stèle, Vortex temporum et, surtout, sa dernière œuvre achevée, Quatre chants pour franchir le seuil, dont la partie vocale sera interprétée par la jeune soprano américaine Sophia Burgos. Rencontre avec une artiste aux multiples facettes qui se passionne pour la création musicale.

 

Sophia, vous êtes américaine mais insistez sur vos origines portoricaines : comment ont-elles façonné votre personnalité musicale ?

J’en suis encore très imprégnée. J’ai grandi en dansant la Salsa et en chantant des chansons portoricaines accompagnée du Cuatro, notre chère guitare portoricaine. Quand j’étais au lycée, je chantais constamment des comédies musicales, ce qui m’a naturellement menée au conservatoire.

Depuis la fin de vos études, vous ne cessez de défendre les musiques de création : d’où vous vient cette inclination ?

Au cours de ma première année à l’Eastman School of Music ( à Rochester dans l’ État de New York), un concert a été organisé pour célébrer l’anniversaire d’Helmut Lachenmann. J’ignorais alors tout de la musique contemporaine, et ce n’est qu’à l’invitation d’un ami que j’y ai assisté. Je me suis installée au fond de la salle tandis que celle-ci se remplissait bien au-delà de sa jauge. Je garde un souvenir très vif de Pression, pour violoncelle. J’ai tout d’abord été vraiment dérangée par la musique et je suis de ce concert très irritée. Ce n’est que trois jours plus tard que je me suis rendue compte de son pouvoir. Ce concert est ainsi à l’origine de mon amour pour la musique contemporaine, mais aussi de ma passion pour le travail collaboratif, et de mon profond respect pour des artistes tels que Helmut Lachenmann.

 

Que recherchez-vous dans ce répertoire, justement ?

L’humain. Le contenu musical m’importe peu et je me soucie peu d’esthétique. Je crois que les esthétiques sont contingentes de l’époque et de la personne auxquelles elles sont associées. Une esthétique peut être profondément et intrinsèquement nécessaire à une personne, tandis qu’elle peut apparaitre parfaitement arbitraire à une autre. Les musiques que j’aime sont celles qui s’enracinent dans un sentiment profond, que ce soit par leur genèse, par leur création ou par leur relation aux autres. Je crois que, dans notre rapport au son, nous parcourons chacun notre propre chemin.

Pour ma part, j’essaie d’aller à la rencontre des gens, où qu’ils soient sur ce chemin, pour leur offrir mon instrument et mes idées. Toutes les esthétiques, si elles sont authentiques, ont quelque chose à nous apprendre. C’est pourquoi je suis avant tout attirée par les personnalités qui s’attaquent à de grands questionnements, personnels ou artistiques. Des personnalités qui aspirent à grandir spirituellement et qui veulent bien m’impliquer dans leurs recherches de réponses. C’est pour moi un honneur.

 Avez-vous déjà chanté les Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey ?

Je l’ai chantée une fois, voilà trois ans, avec le Klangforum Heidelberg dans la petite salle de l’Elbphilharmonie d’Hambourg. C’est une œuvre incroyable, une musique expressive et hautement dramatique, aux détails ciselés et au livret inoubliable.

Quels en sont les défis pour vous, vocalement et musicalement ?

L’un des plus grands défis est le degré de finesse qu’exige l’écriture microtonale de Grisey — mais l’œuvre en vaut la peine. On peut réellement percevoir les microintervalles et faire l’expérience de leur dissonance. Il y a aussi des passages où je dois chanter des notes extrêmement aigues, mais, là encore, Grisey fait preuve de son génie. L’expressivité de ces passages est si bien pensée qu’ils sont moins un exploit virtuose qu’une explosion d’énergie. La musique elle-même vient vous l’arracher !

 Quel écho trouve en vous cette œuvre aujourd’hui ?

Je n’ai pas chanté en concert depuis plusieurs mois, à cause de l’épidémie de Covid-19. Cette soirée sera pour moi comme un nouveau commencement. Un retour au chant. Rien ne sera plus comme avant. J’y viens le cœur et l’esprit ouverts, dans l’acceptation de ce nouvel espace que nous pouvons occuper dans le monde musical, et dans l’oreille de ceux qui nous écoutent, qui, eux aussi, doivent s’adapter à cette période difficile.

 

Photos (de haut en bas) : © Kate Lemmon / © EIC