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Gérard Grisey : voyage à l’intérieur du son.

Portrait Par Thomas Vergracht, le 29/09/2020

 

Le 16 octobre prochain, à la Philharmonie de Paris, l’Ensemble Intercontemporain se lancera dans une traversée de l’œuvre de Gérard Grisey. En trois œuvres, dont les splendides Quatre chants pour franchir le seuil. L’occasion de se replonger dans ce qui fait la musique de ce Maître de la musique française du XXe siècle.

Rien ne destinait à l’origine le jeune et brillant accordéoniste de Belfort à changer ainsi la face du paysage musical contemporain. Instrumentiste virtuose, le jeune Gérard Grisey est rapidement poussé vers un désir d’approfondir la matière musicale. Il étudie auprès d’Henri Dutilleux à l’Ecole Normale, ainsi qu’auprès d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris, établissement dont il ressort bardé de prix, comme tout bon élève de la maison. Suivant l’air ambiant, le jeune homme devenu compositeur en son fort intérieur, se dirige vers l’Académie d’Eté de Darmstadt, pour y assister au cours de Ligeti, Stockhausen et Xenakis, tout en découvrant l’électroacoustique à la Faculté des Sciences de Paris. Et c’est là où la magie opère. Grisey ne devient pas un épigone, d’aucun de ses Maîtres. Il intègre, digère, réinvestit et réinvente. De Dutilleux et Messiaen il gardera la chatoyance du son. De Ligeti, les processus. De Stockhausen les expériences électroniques et la dimension spirituelle. De Xenakis, l’ivresse tellurique.  

Avec ses amis Tristan Murail et Michael Levinas, Gérard Grisey ne se retrouve pas dans l’esthétique héritée de Boulez et Berio, privilégiant la tension de la dissonance au profit de la pureté de la consonnance. Grisey est un fou du son, au sens physique du terme. Alors comment le « faire » musique, et ainsi l’édifier en une œuvre musicale ? Avec leurs compagnons de l’ensemble L’Itinéraire, dédié à leur cause, ils initient cette musique « spectrale », qui a pour base les caractéristiques même du son. Le spectre, et ses harmoniques naturelles, diffractées, contractées, dilatées, travaillées parfois à l’extrême.

Dans ses œuvres, Grisey opère sans cesse des allers-retours entre deux états. Au départ, il y a « l’harmonicité ». Un état stable, souvent allié à des nuances douces, à des modes de jeu simples et à des rythmes réguliers, qui s’apparente en fait à une certaine idée de la consonnance. Puis progressivement, dans un processus calculé et réglé par les lois de la physique, le compositeur s’échappe de cette douceur relative, aboutissant ainsi progressivement à « l’inharmonicité », utilisant des spectres déformés, des modes de jeux tendus, des sons brisés, écrasés ou arrachés. Comme un négatif du spectre entendu au début de l’œuvre. Pratiquement chaque composition de Gérard Grisey se structure ainsi, dans une forme de lent développement, un rituel de la couleur et de la lumière. On s’en rend particulièrement bien compte au début de son emblématique Partiels, extrait de son immense cycle des Espaces Acoustiques. D’un « mi » scandé hiératiquement par l’alliance des contrebasses et des cuivres graves, le spectre va d’abord résonner au travers de tous les instruments, dans une sidérante irisation, pour progressivement muter, se désagréger, et se reconstruire à la fin de l’œuvre. 

 

 

On peut d’ailleurs voir la lenteur graduelle de cette musique comme une image des processus naturels, des plantes ou des astres. La nature est ainsi présente au cœur de la musique du compositeur, son amitié et ses collaborations avec l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet sont d’ailleurs là pour le prouver. On pense évidement au Noir De L’Etoile, une composition immense conçue pour Les Percussions de Strasbourg, et décrivant la musique des pulsars. Ces résidus d’étoiles mortes, tournants sur eux-mêmes dans la béance de l’univers.

Des dernières années de sa trop courte vie jailliront des chef-d ’œuvres. D’abord en 1996, la spirale liquide de Vortex Temporum, pour piano et 5 instruments. Inspiré autant par les formes d’ondes les plus abstraites que par les arabesques de Ravel et Debussy, Vortex est un petit univers clos qui semble tourner sur lui-même comme un mobile. Après une sombre et lente procession moirée de quarts de tons, l’œuvre se termine dans une rééexposition claire du début, une sonate spectrale en somme. Quant à ses ultimes Quatre chants pour franchir le seuil (photo ci-contre), créés quelques mois après sa disparition en 1998, ils forment à eux seuls le concentré le plus poignant de l’art du compositeur. En forme de quatre méditations sur le mort au-travers des âges (de l’Egypte Antique à la poésie contemporaine), les Quatre chantssont le sommet bouleversant d’un rituel sans fin, immuable et sans cesse recommencé, à l’image du doux balancement de la Berceuse finale. Grisey disait de ce mouvement qu’il « n’était pas tant propice à l’endormissement, mais qu’il se révélait en fait être comme un éveil après un mauvais rêve ». La lumière, encore elle. Jour contre-jour.

 

Photos (de haut en bas) : © Betty Freeman / DR / © EIC