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L’alto originel. Entretien avec Odile Auboin, altiste.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 04/10/2023

Le 13 octobre, à la Philharmonie de Paris, Odile Auboin ouvrira le monumental cycle des Espaces acoustiques de Gérard Grisey, avec son célèbre Prologue, solo d’alto unique en son genre. Une première pour l’altiste de l’Ensemble intercontemporain !

Odile, que représente pour vous ce Prologue ?
Du point de vue de l’histoire de la musique, c’est une œuvre incontournable : Prologue, comme son titre l’indique, constitue le début du cycle des Espaces acoustiques, chef-d’œuvre fondateur de la musique dite « spectrale », développée par les compositeurs et interprètes réunis au sein du collectif L’Itinéraire au milieu des années 1970.
Au passage, Grisey innove sur tous les plans : il renouvelle à la fois l’écriture musicale et sa notation, mais aussi la manière dont musiciens et public perçoivent et écoutent la musique.

Quels sont les enjeux instrumentaux particuliers dans l’interprétation de Prologue ?
L’approche de l’instrument est également renouvelée ici, ce qui fait de Prologue un défi à bien des égards. Commençons par l’instrument lui-même, accordé dans une scordatura particulièrement exigeante pour l’interprète : le Do grave descend au Si, puis, au cours du Prologue, remonte au Ré. Ce qui signifie, d’abord, qu’il faut ajuster son écoute. Ensuite, la tension de la corde change : il faut donc adapter sa technique d’archet et d’émission du son. Enfin, évidemment, les doigtés sont modifiés — ce qui est encore compliqué par l’écriture microtonale et les hauteurs non tempérées. Ce sont donc tout un ensemble de réflexes cérébraux et musculaires qu’il faut remettre en question, retravailler et reconfigurer tout au long de la pièce.
Ensuite, dans cette esthétique spectrale, la pulsation remplace le rythme, et, la forme globale de la pièce étant déduite de la nature physique (ondulatoire) du son, la rendre compréhensible sinon palpable n’est pas aisé. Pour Grisey, « le processus est premier » : tout se construit en fonction d’une courbe des durées. Les différents paramètres (textures, intensité) s’inscrivent dans un geste global qu’il s’agit de restituer via l’interprétation, tout en donnant un sentiment de découverte et d’exploration de ce monde sonore.
Pour moi, le plus important est de transmettre la façon dont la musique évolue, avec ses flux, ses reflux et ses élans. Cette fluidité organique, presque vivante, du discours, métaphore du cycle respiratoire et du rythme cardiaque, s’inscrit de surcroit dans un sentiment d’éternité — car les processus sont subtils et lents. Tout l’enjeu est donc de préserver, dans ce temps vaste et étiré, la tension et l’émotion du son. De la plénitude sonore à la saturation et au bruit, je veux être à l’écoute et prendre le temps de faire entendre cette poésie sonore indicible.


Pourquoi, à votre avis, Gérard Grisey a-t-il choisi l’alto pour ouvrir Les Espaces acoustiques ?
Il faut resituer la composition de Prologue dans la chronologie de composition du cycle dans son intégralité : Périodes, deuxième pièce du cycle, a été composée avant Prologue. Gérard Grisey précise que, « comme l’alto jouait un rôle prépondérant dans Périodes, la pièce soliste se devait d’être écrite pour cet instrument ». Plus précisément, je crois qu’il y a dans ce choix un faisceau de raisons.
La couleur sonore de l’alto, d’abord : le timbre instrumental est une composante essentielle du travail de composition de Grisey, et celui de l’alto va donner sa couleur à l’ensemble du cycle. Je pense en outre que Grisey aspirait à plonger ses Espaces Acoustiques dans un registre médium.
Il y a ensuite la démarche spectrale globale, qui a présidé à la composition : le cycle tire son unicité structurelle et sa cohérence d’un spectre d’harmoniques sur la note Mi. Le Si grave de l’alto en scordatura imite un battement de cœur qui accompagne l’exploration de ce spectre.
Enfin, la corde grave de l’alto, accordée un demi ton plus bas que le Do habituel, provoque plus de résonances par sympathie, ce qui auréole le matériau instrumental et éclaire le son tout au long du cheminement harmonique de l’œuvre. Ce phénomène sonore des résonances naturelles est encore plus manifeste quand Prologue est joué dans sa version solo, avec des instruments-résonateurs qui réinventent les cordes sympathiques de la viole d’amour.

Passé le Prologue, l’alto se fond peu à peu au reste de l’ensemble : comment cela se passe-t-il concrètement pour le musicien, comment vit-on cette intégration progressive ainsi que la croissance concomitante de l’ensemble vers le grand orchestre ?
Le son des Espaces Acoustiques émerge du Prologue. Il naît de ce son d’alto solo, pianissimo (avec sourdine), que l’on perçoit de manière très lointaine au début de la pièce, alors que la salle de concert est plongée dans le noir. La question n’est donc pas celle de l’individu s’intégrant à l’ensemble, mais bien de s’inscrire dans cette démarche globale qui anime le phénomène sonore : dans l’intimisme de l’instrument seul, je me concentre sur le son afin de pénétrer ses résonances intérieures, lesquelles s’élargissent ensuite à l’orchestre symphonique tout entier. Cet intimisme revient brièvement, comme un souvenir fugace, à la fin du cycle.

Photos et illustrations : Odile Auboin © EIC / extrait de la partition de Prologue de Gérard Grisey – éditions Ricordi