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Gérard Grisey : « Vortex Temporum ».

Éclairage Par Pierre-Yves Macé, le 14/12/2015

 

Figure majeure du courant de la musique spectrale, Gérard Grisey est l’auteur d’une œuvre fondamentale qui, depuis son enracinement dans les lois de l’acoustique, questionne profondément notre  perception du son. Pour lui, la musique était non pas l’art des sons ou des objets sonores en tant que tels, mais celui de leur « devenir » dans le temps. Les dernières partitions du compositeur, écrites peu avant sa mort prématurée en 1998, illustrent avec force cette conception, développant de nouvelles approches du rythme. Parmi ces œuvres, Vortex Temporum se distingue par une écriture qui parvient à concilier la complexité des processus engagés et la séduction de la surface sonore, ouvrant l’écoute à une pluralité de niveaux. En 2013, l’œuvre put toucher un public assez large grâce à sa relecture dansée par la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker.

La formation instrumentale confronte un quintette de chambre (flûte, clarinette, violon, alto, violoncelle) à un piano dont 4 notes sont accordées un quart de ton plus bas, altération grâce à laquelle le piano entre dans l’univers de la microtonalité [1]. Grisey décrit l’idée génératrice de Vortex Temporum à la façon d’une expérience scientifique : il s’agissait de prendre comme point de départ une forme unifiée – un « gestalt » – et d’en observer (si tant est que le compositeur « observe » passivement ses sons…) les déploiements dans différents milieux d’existence. Ce gestalt, c’est une petite formule arpégée sur l’accord en question, empruntée à quelques mesures du ballet Daphnis et Chloé de Ravel. Quant aux milieux d’existence, ce sont les trois temporalités définies par le compositeur, qui déterminent la forme tripartite de l’œuvre : « le temps des hommes » [1er mouvement], « celui des baleines » [2e mouvement] et « celui des oiseaux ou des insectes » [3e mouvement].

La forme des ondes
L’œuvre s’ouvre sur le temps des « hommes », celui du langage parlé. Le déploiement musical se fonde sur des échelles temporelles et des schémas qui nous sont immédiatement perceptibles. Le mouvement se scinde en trois parties différenciées par des articulations formelles très fortes. La première partie s’ouvre sur l’exposition du gestalt : huit doubles croches d’arpèges répétées par les bois et le piano sur un cycle de quatre mesures, avec une enveloppe globale d’attaque puis decrescendo. Cet élément est comparable à une vague, une onde sinusoïdale, dont la périodicité joue ici comme un « point de repère idéal pour la perception du temps » (Grisey, « Tempus ex Machina »). Point de repère qui va progressivement vaciller : à chaque itération, la formule se raccourcit, ce qui provoque des déplacements d’accents imprévisibles. Accompagnant ces ruptures, violon, alto et violoncelle tantôt soulignent l’attaque initiale, tantôt lui répondent par des tenues crescendo qui évoquent une attaque rétrogradée, le fameux « son à l’envers » de la musique électronique.

 

Exemple n° 1  

 

Un mouvement de crescendo global puis une rupture nette marquent le passage à une seconde partie, qui est un peu le « négatif » de la première, comme le souligne Jean-Luc Hervé dans son étude exhaustive de l’œuvre. Cette fois, ce sont les vents qui assurent les tenues crescendo, tandis que les cordes, le timbre coloré et profondément atténué par des sourdines en plomb, prennent en charge la formule d’arpège. On ne reconnaît pas immédiatement cette formule, car elle est étirée sur des intervalles plus grands et déclinée sur un rythme pointé (croche pointée / double). Si les doubles croches régulières de la première partie évoquaient la forme d’onde sinusoïdale, ce rythme pointé est la traduction par le compositeur de la forme dite « carrée ».

Exemple n° 2  

 

La troisième partie du premier mouvement est l’un des moments les plus frappants de toute la pièce. Il s’agit d’une cadence de piano solo au cours de laquelle, au milieu d’une pléthore de gestes inédits (clusters avec appoggiatures [2], accords répétés, gammes ascendantes…), l’auditeur peut reconnaître furtivement les deux formes arpégées déjà entendues (onde sinusoïdale et onde carrée), entraînées dans un tourbillon de virtuosité.

Exemple n° 3  

 

Le temps des non-humains

Dédié au compositeur italien  Salvatore Sciarrino, le second mouvement quitte le temps humain pour explorer une temporalité considérablement étirée : le « temps des baleines et des rythmes de sommeil ». C’est un monde nouveau qui s’ouvre pour l’écoute, confrontée à des échelles de durées face auxquelles elle perd ses repères habituels. La musique devient une activité cosmique, participe d’un grand tout dont l’homme n’est plus le centre. On reconnaît là le caractère « écologiste » de la pensée de Grisey, souligné par François Paris.
La formule arpégée se dissout ici dans une lente scansion d’accords au piano, dont les notes extrêmes (grave et aigu) restent stables tandis que les notes internes dessinent une suite de cascades descendantes.
Si ce n’est pas la première fois qu’apparaissent les notes désaccordées du piano, leur caractère polaire crée désormais une distorsion du timbre très perceptible, évoquant le caractère inharmonique [3] de la cloche. Groupés en une entité sonore homogène, cordes et vent répondent au choral de piano par des vagues de notes tenues reprenant, octaviant et « gelant » certaines hauteurs.
Le principe d’organisation rappelle la première partie du premier mouvement : plusieurs « sections » structurées autour d’un pôle harmonique et d’un registre (grave, médium, aigu) se succèdent tout en tendant vers une certaine forme d’entropie – ici, en fin de parcours : des accélérations et décélérations du tempo, régulières puis irrégulières.

Exemple n° 4  

 

Le troisième mouvement, dédié au compositeur allemand  Helmut Lachenmann, explore un temps contracté, celui des insectes et des oiseaux, un temps « où s’estompent les contours » et où les processus en jeu se brouillent [4].



Il s’ouvre par une reprise littérale de la formule arpégée initiale, sous sa forme ondulatoire. Mais cette fois, les cordes, plutôt que d’accompagner le motif par des notes tenues, le « perforent » par des pizzicati incisifs de plus en plus sonores. Le motif se désagrège, comme sous l’effet d’un agent corrosif. Puis, il réapparaît au pupitre des cordes et au piano, avec trois valeurs rythmiques superposées : très rapide pour le violon (sextolets), rapide pour l’alto (quintolets) lent pour le violoncelle (noires en 8 pour 5) et très lent pour le piano (noires en 5 pour 4)

Exemple n° 5  

 

Cette figure de la « perforation » viendra hanter le mouvement à plusieurs reprises, jusqu’à provoquer des arrêts, des suspensions à fort potentiel dramatique. Le caractère éruptif de la cadence pour piano solo du premier mouvement s’est ici élargi à tout l’ensemble. La musique tend vers les pôles extrêmes du déploiement énergétique : d’un côté saturation d’une matière devenue presque incontrôlable (les modes de jeu bruités viennent mettre en échec la construction harmonique), et de l’autre échappées vers le silence ou la quasi-inactivité. Au cours des dernières mesures de Vortex Temporum III, des vagues en tutti d’une densité harmonique sans précédent viennent submerger l’auditeur, comme pour l’attirer vers le « tourbillon de temps » annoncé par le titre de l’œuvre.

Exemple n° 6  

 

 

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Photo Gérard Grisey © Guy Vivien / Vortex Temporum, solistes de l’Ensemble intercontemporain © EIC / Extraits partition Vortex Temporum © Ricordi
Extraits audio : Archives Ensemble intercontemporain

Ouvrages consultés
Hervé, Jean-Luc, Dans le vertige de la durée, Vortex Temporum de Gérard Grisey, L’Harmattan / L’Itinéraire, 2001
Grisey, Gérard, « La musique : le devenir des sons », Conséquences, no 7-8, 1986.
Grisey, Gérard, « Tempus ex Machina », Entretemps no 8, 1989.
Paris, François, « L’empreinte du cygne », Poissenot, Jean-Marc, « Éléments de la liaison son-temps chez Gérard Grisey », in Cohen-Levinas, Danielle (dir.), Le Temps de l’écoute, Gérard Grisey ou la beauté des ombres sonores, L’Harmattan / L’Itinéraire, 2004.


[1] Traditionnellement, dans la musique occidentale dite « tempérée », l’intervalle le plus petit entre deux notes est le demi-ton. On parle de « microtonalité » lorsqu’apparaissent des intervalles encore plus petits (quarts de ton, huitièmes de ton…)
[2] Le cluster est un agrégat de notes voisines. Au piano, on le joue avec  les poings ou les avant-bras. L’appoggiature est une figure secondaire, qui joue le rôle d’ornement de la figure principale.
[3] On parle d’inharmonicité lorsque les fréquences partielles d’un son (qui constituent son timbre) ne sont pas des multiples de la fondamentale. Le son de la cloche est très riche de ces partiels qui viennent brouiller la perception de la « note » fondamentale.
[4] D’où le fait que ce mouvement soit le moins commenté des trois (cf. l’étude de Jean-Luc Hervé), alors qu’il est le plus long de l’œuvre.