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Kassandra, une « œuvre d’art sonore totale ».

Éclairage Par Michael Ertzscheid, le 08/02/2016

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Kassandra (1977) du compositeur français François-Bernard Mâche (photo ci-dessus) met en présence toutes les réalités sonores du vivant, et questionne notre sens de l’écoute, en faisant se rencontrer l’intérieur et l’extérieur, la salle de concert et la nature bruissante, le son et le sens. Analyse d’une « œuvre d’art sonore totale » au programme du concert du 9 février 2016 à la Philharmonie de Paris.

Dans Kassandra, François-Bernard Mâche pose ensemble (com-pose) des sons tirés de la nature, du règne animal, et des activités humaines, et crée des mouvements entre eux, des dialogues, des jeux d’imitation et de va-et-vient. On y entend l’orage, le grondement du tonnerre, le clapotis du ruisseau et le crépitement du feu. Les grenouilles et les abeilles y côtoient des langues exotiques ou disparues (kannada, grec, amharique, tibétain, géorgien, fidjien, telugu et basque). Et le compositeur fait apparaître au coté de l’orchestre des instruments de musique extra-européens (mandouras, pungis, surnas bataks, shanaïs indiens, magrounas) ou anciens (cervelas, cromornes, bombardes, hautbois du poitou).

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Ces rencontres sont rendues possibles par le dispositif que propose la musique mixte. François-Bernard Mâche confiait d’ailleurs que c’est l’une des raisons qui l’a attiré « vers la musique concrète, qui offrait brusquement la possibilité de révéler la présence à l’intérieur de choses triviales comme un son de chemin de fer ou un cri animal quelque chose de plus grand. » Le compositeur brosse des paysages sonores, abolissant d’un même mouvement chronologie et géographie, puisque des grenouilles de Java se retrouvent prises dans un orage d’Île-de-France, tandis que des shanaïs indiens répondent aux hautbois modernes ; François-Bernard Mâche, érudit et curieux, rapproche cela de l’art des peintres, qui croquent dans leurs carnets des arbres et des plantes du monde entier pour les réunir ensuite dans une toile.

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Kassandra est, d’après son auteur, un « cinéma pour l’oreille » ; il y déploie des trésors de « preneur de son », mais aussi de « monteur». Comme au cinéma, il y a une construction par séquences, découpée par les interventions de la bande. On y entend des figures de rhétorique qui évoquent directement celles du 7e art : du travelling sonore à travers l’orage qui ouvre les premières secondes de la pièce, au fondu-enchaîné qui transforme les interventions des percussionnistes en feu crépitant.
François-Bernard Mâche, qui se passionne tout autant pour les mythes que pour les langues et leurs sonorités, ne pouvait choisir un plus beau titre pour cette œuvre. Selon la légende, Cassandre parle, elle dit le futur, elle prédit ; pourtant, maudite par Apollon après s’être refusée à lui, elle est condamnée à n’être jamais crue. C’est à dire que sa langue est morte, qu’elle est un son dont le sens échappe, qu’elle n’est finalement que musique. « Parmi les objets de notre monde sonore, il y a la parole. L’humanité bavarde beaucoup. Dans ma jeunesse, j’écoutais les ondes courtes et je tombais toujours sur des stations où l’on parlait des langues que je ne pouvais identifier mais qui me captivaient. Parce que, renonçant d’emblée à la compréhension, je pouvais les percevoir comme une musique verbale avec ses lois, ses attraits et ses défauts. »

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Chaque langue est choisie pour sa sonorité (le kannada par exemple pour l’incandescence de ses consonnes) ; mais aussi pour son rythme, sa prosodie, son locuteur. C’est ainsi un véritable contrepoint (et non un dialogue) qui se joue entre le tibétain hiératique, posé et régulier, et le amharique, scandé et dynamique. Kassandra s’achève après un passage chuchoté en basque, fidjien, géorgien et télougou ; l’auditeur y sent confusément que s’y murmurent des secrets d’humanité, mais par la magie de l’œuvre, la malédiction de Cassandre est levée ; derrière cette voix que personne n’écoute, il y a une musique que tout le monde peut entendre.

 

Photos : Portrait © DR / autres photos © Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain