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Les voix de Samuel Beckett.

Grand Angle Par Bruno Clement, le 26/01/2016

Beckett-flyer
En 2007, le Centre Pompidou organisa une exposition consacrée à l’écrivain Samuel Beckett, à l’occasion du centenaire de sa naissance. L’Ensemble intercontemporain participa à cette manifestation avec un concert comportant notamment Words and Music, pièce radiophonique à l’origine, qui sera reprise en version scénique le 9 février prochain à la Philharmonie de Paris sur une création musicale du compositeur italien Ivan Fedele. Auteur, professeur de littérature, spécialiste du théâtre de Beckett, Bruno Clément nous invite à considérer la question de la voix dans son œuvre.

Les personnages de Beckett sont des parleurs, des entendeurs, des récitants. Parfois même ils dialoguent. Cela n’est pas vrai seulement au théâtre : dès les premiers essais littéraires, même romanesques, les personnages entendent des voix auxquelles ils disent savoir devoir être attentifs.

Ces manifestations sonores, et plus précisément vocales, sont sans doute le pendant des hallucinations (le mot est de Beckett lui-même, dans Watt), des visions auxquelles ses personnages sont régulièrement sujets.
Cette question de la voix – des voix, en fait – est l’une des plus difficiles à mon sens que pose cette œuvre que le centenaire de la naissance de son auteur nous invite à relire de plus près, peut-être autrement.

Il serait évidemment faux de prétendre que la question de la voix chez Beckett n’a jamais été posée. Elle l’a été en effet. Et même très tôt. Par Maurice Blanchot, notamment, l’un des tout premiers lecteurs et commentateurs de cette œuvre, lui-même à l’écoute de ces voix qu’il sait si bien entendre chez les autres. Dans L’Entretien infini, par exemple, il consacre un chapitre entier à un roman sidérant d’audace formelle que Beckett vient de publier, Comment c’est, et pose à son propos – et à nouveau – la question de ce qu’il nomme faute de mieux « voix ». « Quelle est cette voix ? », fait-il demander à l’un de ses interlocuteurs fictifs. Manière de faire comprendre que chez Beckett, tout comme chez lui sans doute, ou chez quiconque, la voix est autre chose, est plus que la voix.
Ce sont ces voix, principalement beckettiennes, que j’aimerais évoquer ici, dans le sillage et avec le secours de Blanchot.

Voici les quelques lignes de L’Entretien infini où figurent ces mots, elles m’aideront à poser la question théorique très générale que me semble désigner toute fiction vocale. Je chercherai confirmation de mes hypothèses en relisant quelques-uns des textes où Beckett parle de la voix.
– Pourquoi [l’auteur] ne parle-t-il pas directement ?
– Parce que, j’imagine, il ne peut pas parler directement : il n’y a pas de parole directe en littérature.
– Ce serait donc une première justification de ce mouvement : le rappel simple que la littérature, qui est peut-être sans vérité, est pourtant la seule vérité de l’auteur. Entre celui-ci et ce qui est dit, il y a un écart qu’il faut rendre sensible. Les paroles doivent cheminer longtemps.

Que la question de la voix soit pour ainsi dire posée à deux voix est à mes yeux de la plus haute importance. Il me semble en effet (et l’œuvre de Beckett est une confirmation éblouissante de cette intuition) que là où il y a voix, il y a dédoublement. Que la fiction n’est jamais forgée qu’à cause d’une difficulté qu’on pourrait résumer ainsi : il n’y a jamais d’énonciation simple. Blanchot dirait sans doute que la littérature est l’activité esthétique où ce dédoublement cherche à se dire et, se disant, à se penser. Ce qui signifie que toute l’œuvre de Beckett doit de ce point de vue être examinée, et non pas seulement la production théâtrale ou la télévisuelle (où la voix est de toutes façons, c’est vrai, l’un des thèmes obsessionnels).

Il est remarquable que ce début de Blanchot soit en réalité consacré à la parole critique. Car il y a chez Beckett, presque dès les premiers textes, une voix, critique en effet, qui ne cesse de brouiller la voix narrative ou même la voix dramatique. C’est l’un des innombrables dédoublements de cette œuvre, auxquels on pourrait d’ailleurs en ajouter bien d’autres : le dédoublement français / anglais (il n’est pas sûr qu’on ait pris la juste mesure du bilinguisme de cette œuvre – qu’il faudrait se garder d’identifier au bilinguisme de son auteur…) ; le dédoublement roman / théâtre (les deux genres sont présents dans Fin de partie, par exemple, où l’un des personnages est un romancier) ; le dédoublement voix / image, sujet presque obsessionnel des dernières pièces pour la télévision ; le dédoublement sujet / objet (auquel Beckett a -consacré des remarques essentielles dans ses textes sur la peinture et que presque toutes ses tentatives esthétiques cherchent à déstabiliser) ; le dédoublement entre le soi et l’autre (à l’œuvre dans les dialogues des romans et des pièces).

Les lecteurs de Beckett savent bien que tous ces dédoublements tournent autour d’un autre, sans doute plus essentiel, mais plus difficilement nommable, que les dispositifs inouïs de Beckett cherchent à désigner obliquement : celui de la conscience elle-même. Le soi regardant le soi, se souvenant de soi, critiquant le soi, le soi écoutant le soi, il y a de cette situation cruciale et obsédante une infinité de variations : Krapp écoutant sa propre voix enregistrée (dans La Dernière bande), May entendant sa propre voix (dans Pas), Le Souvenant entendant trois voix dont les didascalies précisent sans ambiguïté que c’est la sienne propre (dans Cette fois), le personnage allongé dans le noir à l’écoute d’une voix qui lui parvient à intervalles irréguliers et imprévisibles (dans Compagnie), Moran finissant par devenir celui qu’il est chargé de retrouver (dans Molloy), l’Œil (Œ) et l’Objet (O) se révélant in fine ne faire qu’un (dans Film). On n’en finirait pas d’énumérer toutes ces situations, car à vrai dire on citerait l’œuvre tout entière.

Beckett a donc varié à l’infini l’équation qui suppose à la fois la voix et le dédoublement. À y regarder de près, la toute première voix beckettienne s’entend bien avant Godot, bien avant Molloy, même si l’un de ses narrateurs (Moran) dit l’entendre pour la première fois. J’évoquerai donc rapidement une scène de Watt, où la voix n’est pas encore la voix, mais où l’hallucination dont le personnage est victime renseigne précieusement, je le crois, sur ce que tentera de mettre en place la première Trilogie romanesque (Molloy, Malone meurt, L’innommable). À la fin du roman, Watt croit distinguer sur la route de la gare une silhouette vraisemblablement humaine :
Watt se lassait déjà de balayer la route des yeux lorsque son attention fut fixée, et ranimée, par une forme, à première vue humaine, qui avançait en son milieu. La première pensée de Watt fut que cette créature était sortie de dessous terre, ou tombée du ciel. Et la seconde, quelque quinze ou vingt minutes après, qu’elle avait pu gagner sa position actuelle par voie d’abord d’une haie, puis d’un fossé.

La première explication de Watt est plus ou moins fantastique ; l’explication rationnelle n’intervient que dans un second temps. Cette hésitation est toute l’affaire, elle constitue à mes yeux l’intrigue fondamentale. La voix ne connaît d’ailleurs pas d’autre traitement, puisqu’elle est une image (« C’est une question de voix, toute autre image est à écarter », dit exemplairement le narrateur de L’Innommable1) et elle est en effet tantôt d’origine réaliste, ou vraisemblable, tantôt d’une origine qu’il faudrait appeler « fantaisiste », si l’on se souvenait que pour les romantiques anglais par exemple, la fantaisie (fancy) désignait, en gros, une imagination passive qui s’opposait à l’imagination active, proprement nommée « imagination », et par eux seuls valorisée.
Dans une pièce comme …que nuages…, écrite plus de trente ans après Watt, et où la voix, la voix cette fois en tant que telle, joue un rôle de tout premier plan, on retrouve à deux moments distincts deux sortes d’images qui correspondent à ces deux options et auxquelles sont aussi associées deux sortes de voix : une voix off fait d’abord se succéder des images construites et ordonnées, qui exposent le thème de la pièce de façon incontestablement rationnelle ; mais la pièce tout entière est conçue et construite pour valoriser l’apparition totalement imprévisible, ardemment souhaitée et rarement vécue, d’un visage de femme articulant, de façon non pas exactement muette mais inaudible2, quelques mots d’un poème de Yeats.

Comme l’image pour Watt, la voix est un mystère à éclaircir. Et toute la difficulté vient du fait que dans cette tentative, elle est à la fois un adjuvant (un « calmant », dit parfois Beckett) et un obstacle, car, image elle-même, elle ne laisse pas de faire problème. L’apparition « visuelle » de Watt s’accompagne en effet d’une émission « sonore » qu’on pourrait dire à la fois visuelle et muette : « Dans le for obscur Watt sentit luire soudain, puis s’éteindre, les mots Seul remède le régime. » Mots insonores, comme ceux que Beckett imagine pour la fin de …but the clouds…
L’œil et la voix se comportent donc de façon semblable et d’ailleurs souvent concomitante : les yeux sont non voyants, unseeing eyes, dans …but the clouds…, « n’ayant pas besoin de lumière pour voir » dans Mal vu mal dit ; et la voix, elle-même souvent insonore, « émet une lueur » comme dans Compagnie. Cette apparition de mots « seulement » visibles est comme un signe avant-coureur des mots (syntaxes, dit le texte anglais) qui couvriront les murs de l’espace imaginaire de All strange away ou ceux, qui leur ressemblent tant, de Bing. Mots eux-mêmes associés à un murmure quasi inaudible pour des yeux incapables de voir : Seuls les yeux à peine bleu pâle presque blanc. Tête boule bien haute yeux bleu pâle presque blanc fixe face silence dedans. Brefs murmures à peine presque jamais tous sus. Traces fouillis signes sans sens gris pâle presque blanc sur blanc.

La voix fait donc son apparition dans l’œuvre de Beckett sous sa forme visuelle ; elle a pourtant déjà ses caractéristiques essentielles.

La première de ces caractéristiques est qu’elle instaure un régime imaginaire, qu’elle est même une image, qu’elle est fictive.
La seconde est que son irruption est imprévisible, incontrôlable et désirée. Cette irruption donne lieu à une présence brève, une sorte d’éclair sonore que l’œuvre se donne presque dès ses débuts pour objectif de transcrire fidèlement. La voix s’exprime d’ailleurs au discours direct.
Troisième trait distinctif, la voix occupe une place régulièrement ambiguë, à la fois interne (incluse dans le discours et le plus souvent voix intérieure) et externe (elle surgit comme une apparition) ; le début de Comment c’est dit cela de façon exemplaire : « voix d’abord dehors quaqua de toutes parts puis en moi ». La « voix » de Watt se manifeste d’abord « dans le for obscur » (in the dark place, disait le texte anglais), et elle est de toute façon incluse dans l’hallucination plus générale, hallucination elle-même donc ; mais, du fait de sa manifestation précisément, elle est aussi extériorisée. Il n’est sans doute pas exagéré de dire que l’œuvre de Beckett dans son ensemble fait de ce va-et-vient extérieur / intérieur l’un de ses mouvements majeurs.
Autre trait, la voix est remarquable ; l’une de ses aptitudes essentielles est d’être citée (la citation de la voix est le procédé poétique adopté dans Comment c’est), ou répétée (le scénario de …but the clouds… repose entièrement sur cette disposition fondamentale).
Enfin, et c’est peut-être bien là le plus important, la voix est prescriptive. Elle dit ce qu’il faut ou ce qu’il faudrait faire : ne plus boire (injonction ironique de Watt), écrire (« J’ai parlé d’une voix qui me disait ceci et cela. […] C’est elle qui m’a dit de faire le rapport. », dit Moran à la fin de Molloy), se taire (« Vite. Motus », Mal vu mal dit), continuer (« … il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer », fin de L’innommable), marcher, etc. Les voix dans l’œuvre de Beckett sont des instances auxquelles il s’agit de ne pas se dérober, il faut leur être fidèle, quand on n’est pas, comme H dans …but the clouds…, dépendant d’elles. Cela ne signifie pas que la voix soit exactement morale, mais que le prestige dont elle jouit auprès des protagonistes divers tient sans doute lieu de morale.

La voix beckettienne par excellence (et dont Blanchot dira qu’il ne faut pas demander ce qu’elle est) fait son apparition dans Molloy. À cette époque, elle ne s’exprime pas à proprement parler, mais sa fonction est décrite assez précisément pour qu’on entrevoie ce que peut signifier ici le mot morale : Et la voix que j’écoute, je n’ai pas eu besoin de Garber pour me la transmettre. Car elle est en moi et elle m’exhorte à être jusqu’au bout ce fidèle serviteur que j’ai toujours été. […] Comme vous voyez, c’est une voix assez ambiguë et qui n’est pas toujours facile à suivre, dans ses raisonnements et ses décrets. Mais je la suis néanmoins plus ou moins, je la suis en ce sens que je la comprends et en ce sens que je lui obéis. (p. 204)

La voix ainsi définie (imaginaire, intempestive, liminaire, remarquable et morale) correspondrait assez bien à ce que, dans les manuels et nomenclatures rhétoriques, on appelait autrefois prosopopée. La prosopopée était cette figure au moyen de laquelle, dans des circonstances souvent solennelles, on donnait voix à ce qui n’en pouvait avoir (un mort, un absent, une entité abstraite, une ville, …) Le personnage ainsi créé ouvrait dans une circonstance plus ou moins philosophique ou théorique une brèche fictive et romanesque ; il ne manquait pas, de même, de lester d’un poids quelque peu philosophique et moral, tout récit, même poétique, où il apparaissait. Le mot lui-même, venu du grec prosôpopoia, voulait désigner à la fois un visage, un masque, un personnage (le mot prosôpon peut avoir tous ces sens) et le discours qu’on lui prêtait.

Beckett est à mes yeux l’un des nombreux écrivains du siècle dernier qui, sous des formes très diverses, mises au service d’entreprises très différentes, et tentant des expériences très hétérogènes, ont redonné vigueur et lustre à cette figure un peu désuète et pourtant sans doute aussi fondamentale que celle qu’on désigne du terme lui aussi rhétorique d’« image ».
La philosophie, sous des espèces entre elles fort peu ressemblantes, a inventé des dispositifs textuels et pensants reposant entièrement sur cette fiction. Qu’on songe à Michelet, qui à la fin du XIXe siècle conçut l’histoire comme l’art de faire parler les morts ; à Levinas, qui cherchant à revenir à une éthique première forgea pour cela les concepts de visage et de voix ; à Foucault, qui pour ébranler les discours reçus ou seulement ordinaires mit dans la bouche de la folie, puis du corps, puis de la littérature, de véritables « discours » alternatifs ; à Heidegger, qui fit de la parole cette entité abstraite et impérieuse à laquelle l’être même est soumis (« La parole parle. La parole, et non l’homme ») ; à Derrida, qui dans La Voix et le phénomène chercha à inscrire la philosophie de son siècle dans ce sillage sonore husserlien ; à Blanchot, qui varia à l’infini les figures du dédoublement de l’instance de parole ; à Lacan, qui rendit célèbre un « Ça parle » emblématique ; à Freud surtout, qui dans Le Moi et le Ça fait parler à la première personne du singulier cette figure morale par excellence qu’est le surmoi ; à tant d’autres qui, soucieux de hiérarchiser et de moraliser, imaginèrent de scinder l’instance vocale en deux personnages distincts et exclusifs ou complémentaires.

Beckett est incontestablement l’un d’eux. Non que son texte moralise le moins du monde, au sens où l’entendrait un moraliste. Mais par la prosopopée, quelque chose en son texte se fait jour. Quelque chose d’archaïque et d’irréductible. Tête-morte obstinée du procédé qui douait d’une épaisseur anthropoïde la moindre considération abstraite à vocation plus ou moins surplombante. Qui rattachait ainsi la recherche sage et savante à l’un de ces mythes où le héros était flanqué d’un mentor savant et généreux, Athéna auprès d’Ulysse, Virgile aux côtés de Dante. Qui ne laissait ignorer ni la fission originaire du discours ni sa préoccupante et importune vocation à la verticalité.

Bruno Clément

Extrait d’Accents n° 31 – janvier-mars 2007

 

Bruno Clément est professeur de littérature française à l’université de Paris VIII-Saint-Denis, ancien  président du Collège international de philosophie de 2004 à 2007. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels L’Œuvre sans qualités, Rhétorique de Samuel Beckett, Le Seuil, coll. « Poétique », 1994, L’Invention du commentaire – Derrida, Augustin, PUF, 2000, Le Récit de la méthode, Le Seuil, coll. « Poétique », 2005.

1 – Cf. la version anglaise : « It is solely a question of voices, no other image is appropriate ».
2 – « W’s lips move, uttering inaudibly », dit le texte anglais ; « Les lèvres de F. bougent, prononçant de façon inaudible… », dit la traduction d’Edith Fournier.

 

Photo :  Samuel Beckett © Ozok/Sipa