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Dans les marges. Entretien avec Felipe Lara, compositeur.

Entretien Par Lou Madjar, le 30/01/2016

Felipe Lara, Finalist, Lyon, April 2014
Le 9 février prochain, l’Ensemble intercontemporain donnera en première mondiale Fringes du compositeur Felipe Lara. Un jeune créateur dont le parcours et l’écriture musicale transcendent les frontières. Rencontre.

Felipe Lara, vous êtes né au Brésil, avez étudié en grande partie aux États-Unis et travaillé en Europe : où situez-vous votre musique ?

Le cosmopolitisme est au cœur de ma production musicale. Être brésilien est, en soi, un fait cosmopolite, tant nous sommes composés de nombreuses traditions qui sont aussi opposées que  singulières. Mes ancêtres étaient hongrois, italiens, espagnols, portugais. Et cette tendance est allée en s’amplifiant au gré de mes voyages et des lieux où j’ai habité : São Paulo (peuplé d’importantes communautés japonaise, italienne, portugaise, libanaise, syrienne ou afro-brésiliennes), Londres, New York… Je me suis toujours senti chez moi dans des villes comme celles-là, où des cultures, toutes plus riches les unes que les autres, cohabitent, se mêlent et se télescopent. Mon approche de la composition n’est pas différente. Si la majeure partie de mes plus récentes compositions sont destinées à la salle de concert, elles puisent dans une grande variété de sources, de genres et d’idiomes. En tant que compositeur, j’aspire à offrir à mon auditoire des œuvres qui défrichent de nouveaux contextes musicaux, au moyen d’une (ré)interprétation et d’une transposition des propriétés physiques de sources sonores familières vers une projection spécifique des forces musicales. En tant que polyglotte, les notions de traduction et de multilinguisme représentent un tremplin pour ma réflexion créatrice. J’ai souvent recours à une multiplicité de « langages » musicaux ainsi qu’à des styles et des techniques en apparence contradictoires. Non pas pour susciter un clash abrupt, mais pour faire apparaître ce qui justement les distingue, afin de tirer le meilleur parti de leurs interactions et de leurs potentiels respectifs.

Vos titres sont tour à tour en portugais, en anglais, en italien, sans parler du maya ou du latin : comment en choisissez-vous la langue, et plus généralement, comment choisissez-vous vos titres ?

Mes titres sont souvent trouvés avant même que je mettre une note sur la page ; ils servent de tremplin aux idées et à la curiosité musicales, en même temps qu’ils sont une tentative de représenter l’essence ou l’idée maîtresse du projet. Certaines langues supposent ainsi un contexte linguistique particulier. Par exemple, mon premier quatuor à cordes Corde Vocale peut suggérer différentes traductions : accords vocaux ou cordes vocales… Dans Le plaisir du texte (1973), Roland Barthes écrit : « le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse. »

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L’œuvre que vous a commandée l’Ensemble intercontemporain s’intitule Fringes (photo ci-dessus) : que sont ces « franges » ou ces « marges » ?

Le titre se réfère à différents aspects au cœur du projet. Le premier concerne l’espace : l’effectif de la pièce comprend 22 instruments, dont 13 sur scène et trois groupes de trois musiciens spatialisés dans les balcons à gauche, à l’arrière et à droite de la salle de concert. En d’autres termes, le public est au centre du dispositif et la musique voyage aux franges, aux marges ou aux bords, de l’espace. À bien des égards, cette idée m’est venue de — et est faite sur mesure pour — les qualités spatiales de la Cité de la musique. Le titre évoque également d’autres préoccupations compositionnelles, qui trouvent un écho particulier dans la sensibilité musicale française. L’œuvre explore par exemple les marges entre notes (hauteurs) et bruits, entre timbre, harmonie et polyphonie, ainsi que les frontières entre musiques écrites et traditions musicales orales (bourdons, syncope, répétition, sons métalliques), et même entre sons vocaux et sons instrumentaux. La pièce joue enfin sur les franges de la composition traditionnelle et des paradigmes ou préoccupations électroacoustiques.

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Ces « franges » sont ainsi, d’une certaine manière, un hommage plein d’humilité à la musique française, particulièrement à ces compositeurs tels que Messiaen, Boulez, Murail et Grisey, qui ont explorés de tels états de transitions, créant ainsi des œuvres d’une extrême originalité, à partir de l’interprétation d’éléments musicaux hétérogènes et parfois même contradictoires.
Avec chaque nouvelle pièce, j’essaie d’investir un nouveau lieu, d’aller de l’avant, d’abandonner les anciens problèmes personnels/techniques/expressifs résolus, tout en explorant plus profondément les aspects musicaux qui m’apparaissent susceptibles d’être fructueux. D’une certaine manière, chaque nouvelle pièce conclut certains processus ébauchés dans les pièces précédentes tout en grattant de nouvelles surfaces, qui ne seront réellement mises aux jours que dans les œuvres futures. C’est ça aussi, les « marges », non ?

 

Extraits de Memoria(I)mobile, pour orchestre :