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Steve Reich : « Revenir au texte ».

Entretien Par Thomas Vergracht, le 16/01/2024

L’édition 2024 du Festival Présences de Radio France nous plongera pendant toute une semaine dans l’univers musical de Steve Reich, avec de multiples mises en perspective. C’est, pour la deuxième année consécutive, l’Ensemble intercontemporain qui ouvrira le festival le 6 février avec, notamment au programme, deux œuvres du compositeur américain : Reich/ Richter et le tout récent Jacob’s Ladder qui sera joué en première française, en compagnie des Synergy Vocals et sous la direction du jeune chef anglais George Jackson.          

Steve, pour commencer, depuis quand connaissez-vous l’Ensemble intercontemporain ?
Cela remonte à la fin des années 1970. Je suis venu à Paris travailler à l’Ircam, pour effectuer des recherches sur la parole transformée par ordinateur. À cette occasion j’ai pu répéter avec un percussionniste de l’Ensemble intercontemporain. Nous avions travaillé Clapping Music et quelques autres pièces. Dans les années 1990, c’est David Robertson qui a beaucoup dirigé ma musique avec l’Ensemble. Il a notamment donné la première de City Life en 1995, et sa manière de travailler était très investie, à tel point que cela m’a fait changer certains détails dans les équilibres entre les instruments.

Et tout récemment, l’EIC a enregistré votre œuvre Reich/Richter
Oui, et c’est un album merveilleux ! George Jackson qui dirigeait l’Ensemble (photo ci-dessous) l’a remarquablement fait, car il a laissé les musiciens s’épanouir musicalement. J’apprécie énormément les bois de l’EIC, à la sonorité très fine, dont la balance avec les cordes est vraiment réussie dans la section lente de la pièce.
Leur son est à la fois très français, et en même temps international : c’est-à-dire qu’ils adaptent leur façon de jouer à la musique qu’ils interprètent, pour servir au mieux l’œuvre. Il n’y a pas beaucoup d’orchestres qui peuvent se permettre cela. Je suis donc très heureux que cette saison, ce soit l’Ensemble intercontemporain qui donne la première française de ma nouvelle œuvre Jacob’s Ladder au cours du Festival Présences de Radio France.  

À propos de Jacob’s Ladder, quel en a été le point de départ ?
Il s’agit du Chapitre 28 verset 12 de la Genèse : « Il eut un songe : Voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le sommet touchait le ciel ; des messagers de Dieu y montaient et descendaient ». Cette phrase a été ma seule et unique inspiration pour composer. Une fois le texte choisi, j’étais piégé : car qu’est-ce qui pourrait donner l’idée d’un mouvement ascendant et descendant comme le décrit le texte ? On pense immédiatement à des gammes.

Il y aura donc beaucoup de gammes dans l’œuvre ?
Pendant des mois je suis resté avec cette idée en tête…et cela donnait une musique terriblement ennuyeuse ! Puis, j’ai réalisé une chose : si vous prenez une échelle – ou un escalier, vous pouvez monter au 3e étage…et explorer cet endroit, retourner à l’échelle, et aller découvrir un autre étage ! En d’autres termes : monter, descendre, rester, faire demi-tour, tous ces mouvements sur une échelle peuvent être mélodiques, et totalement libres. On peut ainsi avoir différents « messagers » parcourant l’échelle, dans des sens différents, à différentes vitesses. Tout cela rendant au plus près la sensation donnée par le texte biblique, qui est riche et complexe.

La mélodie semble être au centre de vos préoccupations actuelles, votre dernière œuvre en date, Traveler’s Prayer, est aussi très mélodique, sans même de rythmique, ce qui est rare chez vous…
Effectivement ! Traveler’s Prayer n’a pas de pulsation, et cela a été une vraie surprise pour moi d’utiliser des canons très libres de cette manière. Alors, pour cette nouvelle pièce Jacob’s Ladder, qui sera chantée en hébreu, je me suis immédiatement dit que je reviendrai à un arrière-plan rythmique. Mais la surprise cette fois-ci aura été le fait que tout l’intérêt et la variété de la pièce ne résidera pas dans les voix, mais dans les instruments, sans parole donc. Pour tout dire, c’est la première fois que j’écris une œuvre vocale où les voix restent silencieuses la plupart du temps ! Le texte biblique est tellement ouvert aux interprétations qu’il se prête facilement à cette façon très instrumentale d’illustrer tous les mouvements possibles sur cette Échelle.

Vous venez de dire que Jacob’s Ladder sera chanté en hébreu. Cette langue possède-t-elle une sonorité particulière qui vous intéresse, ou une plus grande authenticité ?
Vous savez, si vous aimez Flaubert, que vous le lisez en anglais, vous pouvez l’apprécier. Mais si vous aimez vraiment Flaubert, vous devez le lire en français. De la même manière, si vous voulez vraiment comprendre le texte biblique, vous devez retourner à l’original, et par-là j’entends le texte hébreu. Stravinsky disait aimer composer des œuvres en latin car c’était une « langue morte ». En d’autres termes, le public allait seulement se concentrer sur le son produit. Toutefois, même si l’hébreu est une langue vivante en Israël, je ne me fais pas d’illusion, peu de personnes comprendront ce qui sera dit dans ma pièce, il faudra donc aller voir dans le programme pour comprendre le texte. Entre-temps, vous serez, je l’espère, totalement embarqué par la musique.

Les ta’amim, ces accents toniques liés à la lecture de la Torah, vous ont inspiré directement dans la construction mélodique de certaines de vos œuvres comme Eight Lines (1979) ou Tehillim (1981). Est-ce que ces ta’amim sont toujours présents dans vos œuvres récentes ?
Absolument, on en entend dans Traveler’s Prayer et dans Jacob’s Ladder. Et ce qui est intéressant, c’est de remarquer que ces accents ne sont pas les mêmes suivant qu’ils sont interprétés aux États-Unis, en Italie ou en Tunisie.

Et dans Jacob’s Ladder, quel est « l’accent » de la pièce ?
Principalement des ta’amim italiens, car j’adore la tradition juive de ce pays. Cela dit, Jacob’s Ladder est une pièce assez libre, où je ne me suis pas contraint à quoi que ce soit.

Quelle serait votre définition de l’art sacré ?
J’aurais du mal à répondre, car je n’écris pas de musique sacrée. Pour moi, une musique sacrée, c’est une musique qui peut être utilisée pendant un office, et ce n’est pas le cas de mes compositions. Ma musique aurait plutôt à voir comme une musique « de concert » qui utilise un texte religieux. Un peu dans l’esprit de la Symphonie de Psaumes de Stravinsky, une œuvre qui peut être jouée dans une église mais qui n’a pas sa place dans un office.

Pour conclure, qu’imaginez-vous désormais pour votre musique ? Et pour les musiques de création en général ?En ce qui me concerne, le plus important c’est que j’écrive encore beaucoup. J’ai 86 ans, et je n’ai pas vu la date de fin du contrat ! En ce moment je travaille à une nouvelle œuvre pour deux guitares électriques et deux pianos destinée à Bryce Dessner et aux sœurs Katia et Marielle Labèque, et c’est la seule chose qui m’intéresse pour le moment. Quant au futur de la musique, ce que je sais, c’est que les choses changent très vite, et c’est impossible de savoir. Un jour, j’imagine faire réaliser des t-shirts et des banderoles avec inscrit dessus « I don’t know! ».  

 

Photos ( de haut en bas) : © Annie Collinge / © EIC  / DR