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Josephine Stephenson : « Je recherche une musique familière et étrangère à la fois ».

Entretien Par Suzanne Gervais, le 16/01/2024


C
’est d’un poème de l’autrice américaine May Sarton (1912-1995) que Josephine Stephenson a tiré le titre de sa dernière création : In Time Like Air. Une nouvelle œuvre pour grand ensemble, une première pour la jeune compositrice franco-britannique, à l’affiche du concert d’ouverture du festival Présences le 6 février à la Maison de la Radio et de la Musique.   

Josephine, vous avez passé vos jeunes années au sein de la Maîtrise de Radio France. Que retenez-vous de ces premiers pas de musicienne pour votre pratique de compositrice ?
Je retiens surtout les projets de création, qui étaient particulièrement enthousiasmants pour quelqu’un comme moi, même si je ne me pensais pas encore compositrice à l’époque. J’écrivais certes déjà dans mon coin, mais sans me projeter davantage. En revanche, participer, au sein de la Maîtrise, à des créations d’œuvres, dont certaines sont depuis entrées au répertoire, a été très excitant ! L’une d’elles me revient en mémoire à l’instant où je vous parle : Cantos verticales de Thierry Machuel (2004) pour chœur de jeunes et quatuor à cordes, sur des textes du poète argentin Roberto Juarroz.
D’autre part, la Maîtrise de Radio France organise tous les ans un petit concours de composition que j’ai remporté une année. J’ai encore un souvenir ému de la création de ma petite pièce, au Studio 104 de la Maison de la Radio.

Vous avez, plus tard, quitté la France pour l’Angleterre, où vous avez vécu quinze ans : quelles étaient alors vos motivations et qu’est-ce qui, dans la scène musicale britannique, vous a séduit au point d’y demeurer ?
D’abord, comme mon nom le laisse penser, mon père est anglais, et c’est là une part de mon identité que j’avais envie de découvrir et d’approfondir après une enfance picarde. Je me souviens aussi avoir rendu visite à ma grande sœur qui faisait ses études à Cambridge et j’ai été très intriguée au point de vouloir mener cette quête personnelle. De plus, en arrivant là-bas, j’ai découvert une manière d’appréhender la musique, et notamment son enseignement, très différente de ce que je connaissais en France. Je suis violoncelliste de formation, mais mes centres d’intérêt musicaux sont très variés, et j’avais le sentiment que le système d’apprentissage français exigeait de moi que je choisisse ma voie, que je me spécialise, pour suivre ensuite un chemin préétabli jusqu’au grand répertoire. En Angleterre, il est totalement admis, sinon encouragé, d’élargir son horizon esthétique, voire stylistique, ce qui me convient bien — je recherche une musique familière et étrangère à la fois, multiple et à la croisée des genres. C’est aussi en Angleterre que j’ai noué mes premiers contacts professionnels et je suis restée.

Quelles sont vos sources d’inspiration ?
De manière générale, je suis inspirée par tout l’art que je « consomme » : œuvres musicales, littéraires, picturales, pièces de théâtre ou films… que ce soit un madrigal de Gesualdo, une symphonie de Mahler, une pièce pour piano seul de Morton Feldman, une chanson de Radiohead, un poème d’Adrienne Rich, un tableau d’Agnès Martin, je retiens consciemment des éléments techniques, des procédés structurels ou narratifs ainsi que des ambiances qui me touchent, m’affectent à leur rencontre. Ces impressions se logent en arrière-plan et peuvent parfois ressortir lorsque je suis au travail, alors que je creuse plutôt à l’intérieur, à la recherche d’émotions, de ressentis. S’ajoutent à ça les caractéristiques spécifiques à chaque projet : le jeu des musiciens pour lesquels j’écris, le texte que je mets en musique s’il y en a, l’architecture du lieu où sera donné la pièce…

 Quand et comment travaillez-vous à la composition ?
Je travaille quand et où je le peux… Seule la plupart du temps, sauf quand il s’agit de collaborations avec des musiciens qui travaillent en studio. Pour les prémices, les grandes lignes, j’aime être en mouvement : dans le train ou en promenade. C’est la première étape. Puis, quand je me mets vraiment à composer, j’aime la routine : revenir chaque jour à la même pièce, à mon bureau, un clavier jamais bien loin, et si possible… de la lumière naturelle ! Ma concentration est optimale le matin, mais mon endurance plus forte la nuit.

Vous avez composé un opéra la saison passée. Quelles sont les formes qui vous plaisent le plus ? Avez-vous des instruments de prédilection ?
J’ai toujours aimé le théâtre et la scène. J’adore le travail en collaboration… et quelle plus grande collaboration qu’un opéra ? J’aime écrire pour tous types d’instruments, tout en ayant une affinité particulière avec ceux que je connais le mieux : la voix, les cordes. En même temps, écrire pour des instruments que je ne connais pas du tout est très excitant et nourrit l’imagination. Par exemple, au sein de l’orchestre de mon opéra Three Lunar Seas (photo ci-dessous), j’ai écrit pour un instrument qui n’a (peut-être) jamais été utilisé dans ce genre, le Cristal Baschet, et cela m’a beaucoup plu.

Comment cette connaissance, ces affinités particulières que vous dites entretenir avec la voix infusent-elles l’écriture instrumentale ?
Pour moi la grande différence entre l’écriture purement instrumentale et l’écriture pour la voix réside dans la présence d’un texte pour la seconde (dans la plupart des cas). Texte sur lequel je m’appuie d’une part pour le caractère de la pièce, d’autre part pour la structure. Dans le cas d’une pièce instrumentale, j’aime également m’inspirer d’un ‘texte’ extra-musical, qu’il soit littéraire ou plastique, pour ces mêmes raisons. De manière plus technique, j’aime explorer le lyrisme de tous les instruments pour lesquels j’écris, que ce soit une voix, un hautbois ou un instrument de percussion.

In Time Like Air est votre première pièce pour grand ensemble…
Je n’avais en effet jusqu’ici jamais écrit pour grand ensemble : le plus grand défi pour moi est de m’adapter à un nouvel équilibre entre les différents pupitres, m’assurer que chacun et chacune ait une partie fondamentale au sein de l’ensemble. Cette formation grand ensemble m’inspire particulièrement pour la richesse de sa palette sonore tout en étant moins intimidant qu’un orchestre symphonique.

Le titre est pour le moins énigmatique…
Il s’agit d’une citation d’un poème de May Sarton, une écrivaine américaine, dont j’apprécie énormément l’écriture et que j’ai beaucoup lue l’an dernier. In Time Like Air parle du sel et des différentes formes qu’il peut prendre : dans l’eau, il est dissous et invisible tandis qu’il se cristallise dans l’air, pour devenir solide et palpable. Cette image sert de métaphore pour s’interroger sur les éléments qui agiraient de la même manière sur nous autres humains. May Sarton arrive à la conclusion que c’est l’amour qui dissout l’âme, et le temps qui définit notre essence. La structure de ma pièce suit le développement du poème, en quatre mouvements et 16 minutes, et les sonorités et textures sont directement inspirées par son vocabulaire : la mer, le sel, les cristaux.

Vous partagez l’affiche avec Steve Reich, invité d’honneur de cette édition 2024 du festival Présences : cette proximité a-t-elle eu une influence sur le cours de la composition ?
Complètement — elle m’a poussée à me pencher sur la question de la répétition, et du développement d’un matériau simple dans le temps. Je ne pense pas que la pièce aurait été la même sans la présence de Steve Reich autour de sa création.

 

Photos (de haut en bas) : © Marika Kochiashvili / DR