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L’intelligence du corps. Entretien avec Matteo Gualandi, compositeur.

Entretien Par Pierre Rigaudière, le 11/01/2024

Inspirée des vagues, qu’il a longtemps filmées, et des ondes sonores – toutes deux traduites par « waves » en anglais – la nouvelle œuvre du jeune compositeur italien Matteo Gualandi We Are Not the Waves s’intéresse aux micro sensations du corps, à l’inverse d’une écoute plus « cérébrale ». Une création à découvrir et à vivre le 13 janvier à l’Ircam

Matteo, vous avez étudié auprès de nombreux professeurs dans différents pays. Votre travail de composition tient-il de la synthèse entre leurs enseignements respectifs ?
J’ai en effet eu la chance de séjourner, après mon Italie natale, en Suisse, en Allemagne et en France. Mais plus que la synthèse, c’est la confrontation qui m’a fait réaliser des choses sur moi-même. Par négations successives, j’ai pris conscience de ce dont je n’avais pas besoin, et j’ai toujours eu affaire à des professeurs pour lesquels il était clair que le but ultime était l’indépendance, et qui m’ont encouragé dans ce processus de sélection.

Pour composer une œuvre, commencez-vous toujours par formaliser vos idées, au moyen de thèmes, de plans, de notes ?
Mon professeur à Rome, Daniele Bravi, accordait beaucoup d’importance à ce type de travail préparatoire. Avec le temps, j’ai pour ma part appris à considérer comme préparatoire aussi tout ce qui n’est pas strictement musical. Il faut réussir à entrer dans l’ambiance de la pièce à tous les niveaux . Pour We are not the waves par exemple, j’ai passé une grande partie de l’année à filmer la mer ! J’ai souvent besoin de beaucoup de temps avant une pièce, mais le processus d’écriture lui-même n’est pas forcément très long.

Les moniteurs vidéo que vous avez rassemblés dans le studio de l’Ircam rappellent ceux de votre pièce Rituale Ritorno Rircordo, avec cette « neige » typique des tubes cathodiques et de la vidéo analogique.
We are not the waves s’inscrit en effet dans le même cycle que Rituale Ritorno Rircordo, dernière pièce du cycle que je compose à rebours ! C’est le même univers, et les tubes cathodiques font partie de mon enfance, où ils étaient encore présents. Ce qui me fascine dans la technologie analogique, c’est qu’elle est pleine de défauts. Il y a quelque chose d’universel dans la façon dont l’analogique se dégrade, et c’est pour cette raison que je le relie à la mémoire, à nos souvenirs qui eux aussi se dégradent, ou du moins se transforment. Mais cette dégradation analogique est organique, contrairement à ce qui se passe dans le monde numérique. Ce qu’on est en train de travailler en studio, c’est justement l’intégration de cet univers à celui des sons de la pièce.

Ces sons impliquent un dispositif électronique, sur lequel vous travaillez avec Serge Lemouton à l’Ircam. Son rôle s’apparente-il plutôt à de la synthèse, du traitement sonore ou de la spatialisation ?
Un peu de chaque ! Il y a des points communs avec la pièce pour alto Rituale Ritorno Rircordo, notamment un système de synthèse qui sera le même, bien qu’utilisé de manière différente. Il y a beaucoup d’interaction avec la vidéo, qui implique un traitement en temps réel, et au centre de la pièce, j’utilise des fichiers sons pour créer des interférences qui évoquent la radio ou la télé, venant perturber cette mémoire de la mer. Le dispositif est assez complexe, mais se joue plutôt dans la finesse.

Les ondes sonores que vous brouillez par des interférences nous rappellent les vagues, qui dans les deux cas sont traduites en anglais par « wave ». Est-ce ce qui a inspiré le titre de votre pièce ?
We are not the waves vient d’une phrase du maître bouddhiste vietnamien Thích Nhất Hạnh dont la pensée est importante pour moi : « Nous ne sommes pas les vagues, nous sommes l’eau ». La mer est aussi un des symboles du subconscient, de ce qui est là mais à quoi on ne peut pas vraiment accéder. De plus, du point de vue cartographique, la mer est une absence, elle dessine en creux le découpage des terres, et il se trouve que l’absence est également une thématique importante de mon cycle.

Le bruit homogène des vagues peut évoquer le bruit vidéo de vos écrans, et il est tentant de le relier aussi au léger fond sonore qui colore votre musique.
C’est un aspect très intuitif de mon écriture, lié à mon intérêt pour les détails minimes, comme un petit grésillement ou une légère variation d’intonation, d’où mon recours occasionnel à la microtonalité. On croit les connaître, mais dans certains contextes, ils peuvent cesser d’être banals et sembler nouveaux, et c’est ce que je recherche à un niveau épidermique. En ce qui concerne la consonance et mon lien avec la tradition, ce n’est pas que je me sente tributaire d’un héritage mais juste qu’une musique comme la musique baroque me parle, est vraiment vivante pour moi. C’est lié à ma lutte personnelle entre ce qui est plus cérébral, qui prenait beaucoup de place à mes débuts, et l’intelligence de tout le reste du corps, que j’ai appris à écouter. Je m’attache davantage à la sensation qu’au système. En tant que compositeur, on a parfois envie de mettre les papillons en cage, mais on ne peut pas !

Photo © EIC