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« Keter » de Sarah Nemtsov.

Éclairage Par Sarah Nemtsov, le 03/01/2024

La compositrice allemande Sarah Nemtsov revient sur l’origine, kabbalistique, de Keter, pour ensemble de chambre et électronique (2020) qui sera joué par les solistes de l’EIC en création française le 13 janvier à l’Ircam.   

J’ai reçu la commande de Keter en mars 2020, durant le premier confinement : l’appel de Matthias Pintscher (directeur musical de l’EIC de septembre 2013 à  juin 2023) fut aussi inattendu que bienvenu en cette période difficile et j’ai travaillé intensément sur la pièce. Keter est un mot hébreu que l’on peut traduire par « couronne » mais il désigne également la plus haute des Sephiroth de l’Arbre de Vie kabbalistique (photo ci-dessous), située juste au-dessous de l’Ein Sof (l’Inconnu, l’Éternel, le Divin). Le Zohar, livre le plus achevé de la Kabbale, appelle cette Sephirah « la plus cachée de toutes les choses cachées ». C’est l’époque où je commençais à m’intéresser davantage au mysticisme juif. J’ai été fascinée par la modernité de certains concepts kabbalistiques, ils ont quelque chose d’ancien, d’archaïque et en même temps de très moderne, ainsi que de très humain et abstrait. Cela a résonné avec mes sons intérieurs et les a en quelque sorte réveillés.
En composant cette nouvelle pièce pour quintette amplifié (clarinette basse, alto, violoncelle et harpe désaccordés, piano préparé et électronique), j’avais en tête un monde sonore sombre mais émaillé de nombreuses couleurs et nuances. Je voulais un son terreux, avec de la poussière et de la saleté, de la boue, des pierres, une matière organique d’un autre sol que celui sur lequel on vit. J’ai abordé cette vision à travers différents paramètres, en construisant d’abord un vaste champ d’accords microtonaux au sein duquel la composition navigue à différentes vitesses. En ce qui concerne les textures, j’ai souvent combiné des sons et des techniques de jeu étendues, mélangeant, glaçant ou brouillant les matières pour créer des perspectives. Parfois le son « durcit » comme la roche sédimentaire en géologie et les couches deviennent plus distinctes.



L’électronique, en tant qu’expression du XXIᵉ siècle, joue un rôle important dans plusieurs de mes travaux des dix dernières années. Je m’intéresse aux mondes sonores hybrides. Dans Keter, l’électronique agit sur le timbre instrumental (modulation en anneau et autres effets de couleur contrôlés via des pédales actionnées par les instrumentistes) et contribue à le rendre hybride. L’hybride est une métaphore, non seulement du monde dans lequel nous vivons (numérique, virtualité versus réalité, etc.) mais aussi de notre être profond (intérieur/extérieur, actes/âme). Dans d’autres pièces, l’électronique peut avoir un rôle différent, de commentaire ou de voix supplémentaire, parfois décalée, parfois dérangeante voire agressive, parfois étrangement belle. Pour autant, je souhaite toujours qu’elle soit plus que des paillettes, qu’elle soit profondément intégrée au noyau de la pièce.
Pour moi, le son reste toujours le plus important, au-delà des sources littéraire, philosophique ou sociopolitique qui ont pu inspirer ma musique. Je tiens toujours à ce que la composition puisse se suffire à elle-même : le son seul, la musique pure, même s’il y a d’autres sujets flottants autour. Les arts peuvent nous offrir un espace que nous ne trouvons nulle part ailleurs dans notre vie quotidienne, une fissure dans le temps révélant un espace ouvert qui nous permet d’accéder à des couches plus profondes de l’émotion, inexplicables, où l’on se sent vivant et connecté. C’est là ma quête singulière.

 Propos recueillis par Michèle Tosi

Photo © Camille Blake