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Guerre et paix. Entretien avec Patricia Kopatchinskaja, violoniste.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 06/11/2023

Le 25 novembre prochain, à la Cité de la musique, la violoniste Patricia Kopatchinskaja sera la première invitée d’EIC & Friends, nouveau format de concert au parfum de festival lancé cette année par l’Ensemble intercontemporain. Entre deux tournées, elle revient sur l’origine, le thème et les œuvres au programme de cette production inédite imaginée par Pierre Bleuse, le nouveau directeur musical de l’EIC.

Patricia, vous êtes une violoniste très demandée sur la scène internationale, particulièrement remarquée pour votre engagement indéfectible envers la création et les compositeurs et compositrices de notre temps. D’où vous vient cette aspiration ?
Une première réponse, je crois, serait que je ne me considère pas véritablement comme une violoniste — au sens où ma préoccupation principale n’est pas l’instrument en lui-même.  Ma motivation première, dans tout ce que j’entreprends, c’est de trouver et de donner du sens, mais aussi de rester curieuse de tout. Je suis une nomade.

Comment articulez-vous la création et le répertoire dans votre pratique quotidienne en même temps que pour imaginer les programmes de vos concerts ?
Ce qui m’intéresse le plus, c’est de découvrir de nouveaux univers, de nouvelles pensées, de nouveaux sons. Jouer encore et encore le même répertoire, les mêmes pièces, de la même manière, cela n’a pas de sens pour moi. Ce n’est pas ainsi que je conçois l’art.

Quelle a été votre réaction lorsque vous avez reçu la proposition d’être la première « Friend » invitée à cet événement ?
Remporter une compétition ou recevoir un prix est toujours un grand plaisir, mais cette invitation a sans doute été le plus beau des compliments, en même temps que le plus haut accomplissement dont je puisse rêver. C’est pour moi un grand honneur de travailler avec les solistes de l’EIC, qui, pour certains, étaient mes héros de jeunesse. Au cours de mes études, jouer avec l’Ensemble intercontemporain était mon rêve le plus fou. Je ne pensais pas y parvenir un jour : cela représentait vraiment un sommet. Ces musiciens et musiciennes sont à l’épicentre du vaste séisme qu’est la création contemporaine. Ils connaissent tout de ce répertoire et font toujours preuve d’ouverture et de sérieux.

Qu’attendez-vous de cette collaboration, dans le cadre de votre propre pratique de musicienne ?
Je vais apprendre. Beaucoup. De tous et de tous les moments passés ensemble. J’ouvrirai les oreilles, les yeux et mon cœur, je donnerai mon meilleur et j’espère aussi prendre du plaisir !

Que pensez-vous, en retour, contribuer au projet musical et artistique que représente l’Ensemble intercontemporain ?
Je veux leur apporter mon expérience, mon son, mon langage, ma vie de musicienne contemporaine. Tout.


Comment avez-vous abordé la programmation de ces concerts ?
J’ai bien sûr proposé des œuvres dont je me sens proche, comme le Concerto pour violon de Michael Hersh que j’ai créé en 2015, ou encore Black Angels de George Crumb, que j’adore. Mais, s’agissant de donner à l’événement un liant ou une cohérence, c’est Pierre Bleuse qui a eu l’idée d’utiliser Bach et son Offrande Musicale comme fil rouge de la programmation. Pour être honnête, je ne savais pas si j’allais en être capable, car je ne joue jamais Bach. Cependant, après mûre réflexion, j’ai trouvé dans ce fil rouge un aspect qui m’a touchée : l’idée de penser comment jouer Bach aujourd’hui, comment lui donner du sens, en dialogue avec des œuvres contemporaines.
Cela m’a notamment rappelé la figure de Frédéric le Grand, qui est l’origine et le destinataire de l’Offrande Musicale. C’est un personnage sensible et cultivé, grand lecteur des Lumières, qui a entretenu une abondante correspondance avec Voltaire. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, il a voulu prendre le contrepied de son père, dont le surnom était le « Roi-soldat », tant il était guerrier et brutal. Frédéric, lui, jouait de la flûte et, dans sa jeunesse, aurait sans doute préféré faire de la musique à partir en guerre. Bien sûr, à la fin de son règne, Frédéric est devenu presque plus brutal que son père : il s’est oublié lui-même, a abandonné les grands idéaux des Lumières, et a semé la guerre.

Le thème de la guerre et de la paix est d’ailleurs central dans ces deux concerts.
Oui. J’avais à cœur de parler de paix, eu égard aux horreurs de notre temps, à ces conflits sans fin que l’on ne parvient pas à résoudre. C’est d’ailleurs un sujet auquel nous avons demandé aux jeunes compositeurs et compositrices à qui nous avons passé commande de réfléchir. Par exemple, la nouvelle œuvre de Clemens K. Thomas s’intitule Girls und Panzer — avec sans doute un clin d’œil à la Jeune Fille et la Mort —,  Black Angels de George Crumb évoque la guerre du Vietnam, ma pièce Flügeln Wund évoque des « ailes cassées », et ainsi de suite.

Vous avez également tenu à ce que ces concerts aient une dimension scénique.
Mettre en scène la musique est un exercice très différent de la mise en scène de théâtre : on s’appuie sur ce qui se trouve dans la partition, qui peut parfois être très abstrait, ce qui permet beaucoup de fantaisie. Il est toutefois difficile d’en parler à l’avance : c’est un travail qui se fait au plateau, avec les musiciens, en fonction de leurs personnalités — et plus encore avec des créations que, par définition, l’on ne connaît pas encore. Mais nous allons essayer de raconter une histoire, à partir de ces musiques, en jouant également avec la lumière. C’est une caractéristique fascinante des musiciens et musiciennes spécialistes de la musique contemporaine que d’être d’une flexibilité et d’une ouverture d’esprit rares ! 

Vous l’avez évoqué, vous reprenez, dans le deuxième concert, le Concerto pour violon du compositeur américain Michael Hersch, que vous avez créé en 2015. Comment s’est nouée cette collaboration ?
La première fois que j’ai entendu la musique de Michael, c’était voilà bien des années, sur YouTube ! C’était une pièce de chambre et j’ai aussitôt été frappée par la puissance de cette musique : chaque note était déchirante. Je l’ai donc contacté, puis rencontré. Quand je lui ai demandé s’il pourrait envisager de me composer un concerto, il m’a dit qu’il pensait depuis un moment déjà à un Concerto pour violon, et que ma demande tombait à point : il était enfin mûr pour le composer.

Pourquoi avez-vous souhaité reprendre ce concerto en particulier ?
C’est une esthétique musicale à laquelle je suis très sensible. Je la comprends et la partage totalement. Je n’ai pas besoin de traduire, comme si ce concerto était écrit dans ma « langue maternelle », si cette notion a un sens en musique. Ce Concerto me fait l’effet d’une blessure ouverte. On y ressent une grande souffrance. Ce qui se comprend aisément quand on sait que Michael l’a dédié à la mémoire de la disparition d’une amie proche. Ce n’est pas une œuvre facile, mais la facilité ne m’intéresse pas. Mon caractère me porte plutôt à la contradiction.

Photos (de haut en bas) :  © Alexandra Muravyeva / © Marco Borggreve