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« Explorer la nature du violon solo ». Entretien avec Michael Hersch, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 08/11/2023

Le 25 novembre, dans le cadre de la première édition d’« EIC & Friends » à la Cité de la musique, avec Patricia Kopatchinskaja, les solistes de l’Ensemble accompagneront la violoniste dans le Concerto écrit pour elle par Michael Hersch. L’occasion d’aller à la rencontre de ce compositeur américain encore trop peu connu sur la scène musicale française.

Michael, comment êtes-vous devenu le musicien que vous êtes aujourd’hui ?
Mon travail est avant tout influencé par des événements extramusicaux. Dans le domaine artistique, le plus marquant pour moi a été ma rencontre avec la poésie de Christopher Middleton (1926-2015), puis avec Christopher lui-même, à l’automne 2001. Tout au long de son œuvre, Middleton juxtapose souvent le quotidien, le banal, et le terrifiant, le traumatisant, souvent dans une très grande proximité. Dans ses écrits, quel que soit le sentiment de sécurité ou de beauté dégagé, la brutalité et le vice sont rarement loin. Ce n’est certainement pas le premier artiste à articuler les deux, mais j’ai l’impression qu’il le faisait avec une efficacité et une acuité particulières.
Peu après notre rencontre, j’ai commencé un projet qui me prendra plus de quinze ans, un cycle de 10 heures, en trois parties, intitulé sew me into a shroud of leaves. La première partie est pour piano solo. Dans la partition, environ la moitié des cinquante volets de l’œuvre sont silencieusement mis en mouvement par des vers de Middleton. Mais ce n’est là qu’une œuvre parmi tant d’autres dans lesquelles j’ai exploré sa poésie au fil des années. Encore récemment, dans les mois qui ont suivi son décès, j’ai composé le cycle de chansons intitulé Cortex and Ankle inspiré par son verbe.

Parlons à présent de votre collaboration avec Patricia Kopatchinskaja : comment est-elle née et comment travaillez-vous ensemble ?
Un jour, j’étais dans le train pour aller au travail, et j’ai reçu un message de Patricia, au moment où je m’y attendais le moins. Ce fut une expérience profondément surréaliste. Elle avait apparemment entendu un enregistrement d’une de mes pièces pour violon, ce qui l’avait amenée à explorer d’autres de mes œuvres de la décennie précédente. Elle m’a demandé si je serais intéressé par écrire un concerto pour elle. Bien sûr, j’ai été honoré mais quelque peu dépassé. À cette époque, je connaissais déjà son remarquable talent et sa défense acharnée de la musique contemporaine. Son intrépidité en tant qu’artiste est quelque chose que j’admirais avant de la rencontrer et que je continue d’admirer aujourd’hui.
Notre travail ciblé a commencé sérieusement une fois le concerto terminé, et a principalement pris place au cours des répétitions en vue de la création en 2015. Patricia voulait comprendre aussi clairement que possible ma vision de la pièce, sans aucune distraction.

 

 

De quelle manière ce Concerto pour violon a-t-il été fait sur mesure pour elle ?
Le talent de Patricia est tel que sa maîtrise musicale, tant du point de vue technique que de celui de l’intuition quant aux motivations expressives du discours, couvre tous les sujets. Sa maîtrise complète de l’instrument permet au compositeur d’explorer pleinement son imagination. Avec elle, les considérations techniques, notamment celles concernant le jeu violonistique, ne sont jamais des obstacles aux exigences expressives. Outre la virtuosité au sens large, j’étais particulièrement fasciné par la vaste palette de couleurs que Patricia est capable d’apporter dans le cadre d’un unique niveau dynamique, et j’ai voulu explorer intensément cette caractéristique de son jeu dans le concerto. Plus encore, Patricia est prête à pousser jusqu’aux extrêmes physiques et psychologiques pour donner vie à une œuvre. Son dévouement et sa capacité à faire vivre la musique sur la page sont extrêmement rares.
À ce sujet, juste avant la création de la pièce, Patricia a dit quelques mots aux spectateurs dans la salle. Même si certains artistes s’adressent à l’occasion au public avant une représentation, cela reste assez rare (du moins aux États-Unis), et je crois que le public de la première en a été abasourdi. Habituellement, ce genre de remarques liminaires sont assez prévisibles et tendent à calmer les appréhensions. Au contraire, Patricia a véritablement interpelé le public, peut-être pour recadrer ses attentes quant à ce qu’est l’art, ce qu’il exige et ce dont il est capable. Patricia n’essaie pas de convaincre qui que ce soit par la force. Elle ne veut pas vendre quoi que ce soit. Elle veut, je crois, ouvrir un dialogue. Elle respecte le public et lui demande d’écouter avec un esprit ouvert, un cœur ouvert et, peut-être, de reconnaître et même d’accepter ce qui pourrait le mettre au défi. Tout en lui rappelant qu’il est parfaitement acceptable d’avoir des réactions négatives. Mais elle nous demande de regarder ensemble, sans détour et sans ambiguïté, les lieux dont nous souhaitons parfois nous détourner.

 

Quelle place cette pièce occupe-t-elle dans votre parcours de compositeur ?
À bien des égards, la pièce a été écrite à la fois comme une exploration et une réflexion sur la mort d’un ami proche. En ce sens, le concerto s’inscrit dans une constellation d’œuvres nées dans le sillage de cette perte particulière, dont deux autres pièces directement liées à mon travail avec Patricia : le duo … das Rückgrat berstend et la cantate I hope we get a chance to visit soon. D’un point de vue sonore, voire structurel, la composition de ce Concerto est l’occasion d’une tentative d’exploration de la nature du violon solo en dialogue avec les spécificités des treize instruments qui l’accompagnent dans une multiplicité de combinaisons — la sensibilité de Patricia agissant comme un catalyseur dans l’alchimie des interactions qui en résultent.

Patricia dit de votre Concerto qu’il est comme une blessure ouverte…
Comme je l’ai dit, ce concerto est, avant tout, une méditation sur la mort. Cela passe par une profonde réflexion sur la dégradation corporelle qu’entraîne la maladie. Cela dit, lorsque je compose, ces réalités ne sont qu’un point de départ. J’ai besoin de m’en éloigner et de concentrer mon attention sur les objets musicaux que je manipule. Les éléments extra-musicaux suscitent et/ou fournissent l’environnement dans lequel j’écris mais, une fois la composition engagée, c’est la nature du son qui m’intéresse. Dans le cas de ce Concerto , il s’agissait du cadre défini par le talent artistique de Patricia et les atouts de l’ensemble pour lesquels je composais.

Photos (de haut en bas) : DR /© Marco Borggreve / DR