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« Grammaires du sonore ». Entretien avec Philippe Manoury, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 22/11/2022

Le 9 décembre, à la Cité de la musique, l’Ensemble intercontemporain fêtera les 70 ans du compositeur français Philippe Manoury avec une création d’envergure : Grammaires du sonore. L’occasion pour cette figure majeure de la scène musicale contemporaine de revenir sur la relation très particulière qu’il entretient avec l’Ensemble depuis sa fondation en 1976.

Philippe, à quand remontent vos premiers contacts avec l’Ensemble intercontemporain ?
Au tout début ! À ma grande surprise, ma pièce Numéro 5 pour piano et 12 instruments, était au programme de son premier concert à Villeurbanne. Je n’ai jamais compris pourquoi. D’ailleurs, j’ai bien vu tout de suite que Pierre Boulez ne l’appréciait pas beaucoup : c’était une partition assez radicale, influencée par Iannis Xenakis. Par la suite, ma collaboration avec l’Ensemble a été assez régulière. Surtout parce que j’ai occupé un moment les fonctions de « directeur de la pédagogie » : je faisais les conférences d’avant concerts, les présentations de concerts au Centre Pompidou et au Musée d’Art Moderne, je proposais aussi des convergences peinture/musique…

La première pièce que j’ai composée pour l’Ensemble intercontemporain, et l’Ircam du reste, c’était Zeitlauf, pour les cuivres et les percussions de l’Ensemble et le Groupe Vocal de France, écrite en 1979 et créée l’année suivante. Pour les dix ans de l’Ircam, j’ai reçu une commande pour Jupiter, pour flûte et électronique. La pièce devait être jouée par Lawrence Beauregard, lequel avait travaillé sur la connexion de la flûte avec la machine 4X. C’était la préhistoire du temps réel. Hélas, Larry est décédé prématurément et c’est Pierre-André Valade qui a repris le flambeau.

Après Jupiter est venu tout un cycle, qui s’est continué avec La Partition du ciel et de l’enfer (1989), ma première pièce pour l’Ensemble dans son entier, qui réunissait les solistes des volets précédents du cycle : une flûte et deux pianos. Elle a été créée par Peter Eötvös, directeur musical à l’époque, Emmanuelle Ophèle, Florent Boffard et Pierre-Laurent Aimard. Mais bizarrement, ni Jupiter, ni Pluton pour piano et électronique, qui lui a immédiatement succédé, n’ont été créés par des musiciens de l’Ensemble. Seul Neptune pour 3 percussions et électronique a été créé par les 3 percussionnistes de l’époque à l’EIC : Daniel Ciampolini, Michel Cerruti et Vincent Bauer.

L’arrivée de David Robertson a vu un nouveau projet avec tout l’ensemble, divisé en plusieurs entités : c’était Fragments pour un portrait (1998), qui sera rejouée en décembre. Malgré ce que le titre pourrait suggérer, ce n’est pas un portrait de l’Ensemble : l’idée m’est venue du travail de Francis Bacon, qui ne peignait jamais un Portrait, mais toujours des Esquisses ou des Études pour un portrait, traduisant le fait d’approcher une personne ou un visage sous différents angles. Ici, c’était comme aborder une grande pièce sous différentes approches, au fil de sept fragments ayant chacun leur caractère propre.

Puis est venue Identités remarquables, dont chaque mouvement s’appuie sur un élément identitaire artistique précis : un perpetuum mobile, un ut aigu (inspiré par le titre d’un tableau de Paul Klee), un autre titre faisant référence à Jackson Pollock, deux accords d’une pièce pour piano de Schoenberg, un thème de Thelonious Monk, une mesure du Wozzeck de Berg…

Et quelle est « l’identité musicale » de cette nouvelle œuvre, Grammaires du sonore ?
En hommage à l’Ensemble intercontemporain qui, dans l’esprit de Pierre Boulez, est un ensemble de solistes, sans hiérarchie entre eux, l’idée de départ est celle d’un concerto de solistes. C’est-à-dire que chaque musicien s’exprimera à son tour en tant que soliste, soit individuellement soit en petit groupe — à la manière du concerto grosso.

Grammaires du sonore (schéma ci-dessous) reprend également une idée déjà effleurée dans Fragments pour un portrait : exception faite des cordes, tous les solistes joueront d’un éventail d’instruments de la même famille que le leur : ainsi les flûtes jouent de toutes les flûtes, et les trompettes de toutes les trompettes — et même une trompette à deux pavillons pour Clément Saunier. Je me suis aussi intéressé à des instruments méconnus tels le tenortuben (ou tuba wagnérien), que Jens McManama apprécie beaucoup, la trompette basse ou le saxhorn. Cette découverte de l’instrumentarium élargi a d’ailleurs fait l’objet de quelques sessions de travail avec les solistes.

Schéma de la disposition scénique de Grammaires du sonore 

Avec tout votre métier, on pourrait croire que vous n’avez plus besoin de ces sessions pour affiner votre écriture instrumentale…
Pas pour ces instruments rares, que j’entendais pour certains pour la première fois : il fallait que je connaisse leurs potentialités techniques, leurs timbres et leurs couleurs. Et, pour tout dire, si je maîtrise bien l’écriture des instruments usuels, rencontrer les musiciens n’est jamais inutile puisque ça me permet d’en découvrir les nouvelles possibilités. Depuis Fragments pour un portrait, j’ai par exemple découvert que l’ambitus couvert par les trompettistes de l’Ensemble s’était encore élargi : ça monte encore plus aigu et ça descend encore plus grave ! Idem pour les modes de jeu qu’ils ont eux-mêmes développés, en collaboration ou non avec des compositeurs, ou découverts au gré du répertoire…

Quand je compose une pièce pour un ensemble comme celui-là, je pense presque physiquement aux musiciens. Je les connais tant, je les admire, ce sont mes amis. Je sais qui va tenir telle partie, je sais à laquelle des deux flûtistes je confie certains passages. Quand je compose pour eux, je pense à eux, exactement comme un scénariste qui écrit son scénario en songeant à un comédien en particulier.

Cette question du « lexique sonore » m’amène à la question inévitable : que signifie ce titre de « Grammaires du sonore » ?
Cela participe d’une recherche engagée depuis plusieurs années sur ce que j’appelle « grammaire musicale générative », autour du concept de syntaxe musicale. Qu’est-ce qu’une syntaxe musicale ? Imaginez trois éléments — au hasard : un trille, des notes répétées, une figure ascendante. Ces trois unités peuvent se mélanger, se succéder ou se superposer. Il doit donc y avoir une manière de l’écrire. Si on les appelle respectivement A, B et C, je peux écrire différentes formules : A.B.C, pour signifier qu’elles seront successives, ou A/B/C, pour indiquer qu’elles seront simultanées, etc. J’élabore ainsi un système, qui me permet de faire des opérations logiques : permutations, superpositions, filtrages, multiplications. Et tout cela me permet en fin de compte de construire des phrases.

Pour Grammaires du sonore, j’ai donc d’abord composé du matériau, des idées, notées par exemple au cours de mes sessions de travail avec les musiciens. Idées que j’ai ensuite décrites, de manière formelle pour en préciser le matériau, en le décomposant en petites unités comme celles dont je viens de parler. Ainsi, si je veux évoquer ou rappeler ces séquences au fil de la pièce, je pourrai en reprendre la grammaire, quitte à la modifier un peu, ou en lui ajoutant d’autres éléments. On peut comparer ça à de la sémantique. Quand on répète plusieurs fois une même succession d’événements, même dans des contextes variés, on crée une relation entre eux et ça finit par faire sens.

Cependant le concept de « grammaire » s’entend du point de vue syntaxique, et ne donne pas d’idée quant à l’expression. Une même structure syntaxique peut prendre des caractères variables, selon le tempo, la dynamique : des aspects qui ne sont pas prédéterminés par la grammaire, et restent du domaine de l’intuition. C’est la différence que je fais entre forme et structure : la structure concerne la morphologie des éléments musicaux quand la forme charrie l’expression.

Page manuscrite de la partition de Grammaires du sonore 

Aujourd’hui, chaque œuvre contemporaine ou presque vient avec sa disposition spatiale des instrumentistes. C’est un aspect sur lequel vous travaillez beaucoup depuis quelques années, dans vos pièces d’orchestre notamment : comment l’avez-vous pensé ici ?
Je veux créer différentes spatialisations, ou différentes mises en espace de l’ensemble, car je lutte contre une certaine standardisation, liée à l’histoire de la musique. Il n’y a aucune raison de penser qu’il n’y a qu’une seule manière de disposer un orchestre ou un ensemble ! Je ne veux pas non plus d’un ensemble de familles homogènes. Certaines fois, les familles sont homogènes. D’autres fois, elles sont recomposées, comme dans la société. Par exemple, il y a dans Grammaire du sonore un quintette avec piano, comme on en trouve dans le répertoire classique, mais, à droite du quatuor se trouve la contrebasse : on peut donc imaginer que, de temps en temps, c’est le quintette à cordes qui s’exprime, puis le quintette avec piano, mais on peut aussi former un trio piano-contrebasse-percussions, lesquelles ne sont pas loin.

Il s’agit de trouver une formule qui me permet de recombiner les instruments, ou les groupes d’instruments de manière évolutive au fil de la partition — jusqu’au tutti. On a ici un trio à cordes, un quatuor à cordes, ainsi qu’un groupe de cuivres au centre, qui pourra s’éclater ensuite (six d’entre eux allant à gauche et à droite du public), un trio d’anches, un trio clarinette basse-flûte-harpe, dont la flûte se déplacera même un moment pour dialoguer avec le quatuor à cordes.

Pourquoi déplacer les musiciens ?
D’une part pour recombiner les groupes instrumentaux, comme je le disais à l’instant, mais aussi pour souligner certains aspects de l’écriture. La spatialisation a en effet l’intérêt de clarifier le discours : si, pour un discours contrapuntique, on réunit tous les musiciens dans un même espace (comme dans la fosse de l’opéra de Bayreuth par exemple), tout va se mélanger. Si on les éclate dans l’espace, tout s’éclaire et on entendra parfaitement les lignes individuelles.

La spatialisation peut aussi servir à créer des effets. À un moment, je veux un phénomène immersif : deux trios de cuivres se déplaceront pour s’installer de part et d’autre du public, tandis que la clarinette contrebasse et le saxhorn resteront en frontal, créant un triangle pour immerger le public, au centre du dispositif, de sons puissants et massifs. Lorsqu’on place deux musiciens côte à côte et qu’on les fait jouer ensemble, il se créé immédiatement entre eux une relation, aussi de par leur proximité géographique.

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Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / DR