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Les partitions virtuelles

Éclairage Par Philippe Manoury, le 16/06/2022

En 1997, Philippe Manoury explicite le concept de partition virtuelle, notamment déployé dans Sonus ex Machina,  grand cycle consacré aux interactions instruments/ordinateurs dont les solistes de l’EIC interprèteront, le 23 juin à la Philharmonie de Paris, trois des quatre volets : Jupiter, Pluton et Neptune.

Deux univers coexistent dans mon activité de compositeur : celui de la musique instrumentale et celui de la musique électronique. Aussi loin que je puisse me souvenir, la question de leur confrontation et de leur intégration s’est toujours posée pour moi. Ce sont les échanges permanents d’une discipline vers l’autre, dont l’Ircam allait vite devenir le lieu privilégié, qui m’ont amené à concevoir ce que j’ai appelé les partitions virtuelles.
Il ne s’agit pas d’une méthode de composition à proprement parler, avec ses règles et ses lois, mais plutôt d’une conception de la composition dans un sens assez général. Le terme de partition virtuelle me semble avoir été prononcé pour la première fois par Pierre Boulez au cours de conversations que j’ai eu avec lui pendant les années 80. Ce n’est que vers 1986-1987 que je commençais à en définir la signification que je lui donne aujourd’hui. Les partitions virtuelles sont une réponse personnelle à cette question que je me pose depuis longtemps : pourquoi ne pourrait-on pas composer de la même manière, que l’on ait en face de soi, du papier réglé ou un ordinateur ?

Les partitions virtuelles posent, comme prémisse, une donnée qui me semble être la base même de ce que l’on appelle le “temps réel” et qui est fondée sur la possibilité de détecter et d’analyser des événements produits en temps réel, c’est à dire, en musique, des événements produits par l’interprétation. Dans un premier temps, il s’agit de faire entrer les critères d’interprétation dans la musique électronique mais il va de soi que ces critères sont intimement liés à une stylistique particulière, voire à une époque, à des modes tout autant qu’à une analyse du texte à interpréter. Dans le cas d’une musique en devenir, les critères d’interprétation ne peuvent pas être du même ordre que dans celui d’une musique déjà codifiée culturellement. Il n’existe pas, à proprement parler, de critères d’interprétation en soi. Dès lors que l’on veut capter et faire interférer des phénomènes d’interprétation dans un contexte nouveau, il semble évident que la conception du texte ou de la partition doit être également différente. Cependant ces partitions virtuelles sont basées sur la même appréciation que les partitions traditionnelles : elles ne définissent pas la totalité du contenu sonore, mais une partie seulement. L’interprétation, dans la musique acoustique, malgré qu’il en existe des signes, n’est pas scrupuleusement notée. Sinon à quoi servirait-elle ? La notation est donc incomplète et c’est l’interprète qui vient la compléter. C’est cette part – indéterminée – qui servira de base aux « partitions virtuelles ». Dans une partition virtuelle, certains composants musicaux seront prédéterminés, tandis que d’autres ne le seront qu’au moment de l’interprétation.

                                    Ordinateur et partition de Pluton de Philippe Manoury à l’Ircam, juin 2012


C’est l’analyse en temps-réel des données instrumentales, ou vocales, qui définira les valeurs réelles qui serviront à produire le son. La musique, dans ce contexte déterminé, ne peut surgir que lorsque les données captées de l’interprète entrent en connexion avec celles qui sont fixées dans la machine. La partition virtuelle est donc une partition dont on connaît, a priori, la nature des éléments qui vont être traités mais dont on ignore les valeurs exactes qui vont définir ces éléments
Cette dimension indéterministe peut avoir des conséquences plus ou moins importantes sur la morphologie du discours musical. Cette marge aléatoire peut être, au moins, celle qui définit les conditions traditionnelles de l’interprétation, à savoir ce qui détermine une qualité sonore, un phrasé, une attaque, une durée, etc., elle peut être, au plus, responsable de la structure entière du discours musical qui, dans ce cas, sera organisée en fonction des données reçues par l’interprète. Dans ce dernier cas, cela confine au statut de l’œuvre ouverte et de la musique aléatoire, et pourrait aller, en bout de course, jusqu’à ressembler à de l’improvisation. Mais c’est un leurre. L’improvisation ne comporte pas de partition et est très différente de la composition.

 

                                                                     Première page de la partition de Pluton de Philippe Manoury  

Pour un processeur, toute valeur détectée dans un signal acoustique peut être paramétrée de manière numérique. Pour lui, toutes ces valeurs numériques sont égales comme on dit que le sont tous les citoyens devant la loi. C’est au compositeur d’en déterminer une hiérarchie et d’en déduire une structure de relations. Cette faculté de réunir des composants acoustiques différents sur une même échelle de valeurs permet de les faire s’influencer mutuellement, et de faire en sorte qu’une catégorie sonore puisse contrôler une autre catégorie sonore, voire un ensemble de catégories. L’interprétation, dans ces cas, n’est plus du même ordre que dans celui de l’acception classique de ce terme car elle pénètre entièrement la morphologie de la partition. Dans Jupiter, j’ai utilisé les profils mélodiques de la flûte pour déterminer des sonorités de sons de synthèse.
Dans Pluton, j’ai utilisé des valeurs dynamiques comme critères de définition d’un choix d’échelles d’intervalles, de spatialisation et de génération de structures sonores, et dans Neptune, c’est le processeur lui-même qui, par le fait de calculs aléatoires, produit des déviations d’ambitus et de tempi sur lesquels se basent les interprètes. En y réfléchissant bien, le cas de catégories s’influençant mutuellement n’est pas nouveau dans la musique : une acoustique particulière peut orienter un choix de tempo qui lui-même détermine des valeurs dynamiques et rythmiques. Mais dans le cas cité précédemment, la détection des valeurs d’interprétation peut aller jusqu’à la prise en charge d’éléments fondamentaux du discours musical.

 

Texte à retrouver dans son intégralité sur philippemanoury.com

 

Photos (de haut en bas) © Franck Ferville / © Marion Kalter