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La poésie : un chant du hors-champ.

L'invité.e Par Laure Gauthier, le 27/06/2021

 

Troisième invitée de cette rubrique, Laure Gauthier est autrice et poète. Et si son travail s’inscrit principalement dans le champ de la poésie contemporaine, elle est également investie dans le monde de la création musicale : en 2017, elle crée avec Philippe Langlois, directeur de la pédagogie et de l’action culturelle de l’Ircam, un séminaire poésie et musique (2017-2020). En 2022 sortira aux Éditions MF Un autre lyrisme au XXIe siècle, collection de 22 entretiens avec des compositeurs, des compositrices et des poètes. Elle nous parle ici de l’importance de la voix dans ses livres comme dans ses multiples collaborations dans l’univers des musiques de création.

Dans mon enfance, j’ai parcouru les musées d’art de toute l’Europe – mon père était graveur et enseignant aux Beaux-Arts –, mais mes parents écoutaient peu de musique ; c’est essentiellement par la radio que j’ai pu approfondir ma connaissance du jazz, du rock, de la musique dite classique puis de la musique contemporaine avant de la compléter par des disques et des concerts. J’ai été sensible très tôt à la création radiophonique comme art de la présence et de l’absence. Plus tard, à partir de ma thèse consacrée aux livrets du premier opéra allemand à Hambourg (XVIIe s.), j’ai appris à connaître beaucoup de compositeurs et compositrices, à nouer des dialogues amicaux, mais aussi à établir un lien entre « la musique en moi » – une sorte de bande son permanente que je perçois et qui émerge à certains moments – et les musiques contemporaines existantes. Ce que j’étais incapable de composer mais que j’entendais, d’autres que moi le composaient dans le réel. En entendant la musique spectrale ou électroacoustique, en écoutant Olga Neuwirth, Fausto Romitelli, Kaija Saariaho, Gérard Grisey, Georg Friedrich Haas ou encore Pierre Jodlowski, j’entendais des univers proches de ce que je percevais.

La musique m’apporte des sonorités, des formes, des structures qui me nourrissent autrement que la poésie et la littérature. Parfois j’entends des sons proches des bandes-son de Tarkovski, d’autres fois s’élève une architecture sonore, plutôt spectrale ou électroacoustique ! J’écris toujours depuis une musique. Ou plus exactement depuis une image-son, une sorte de micro-film de quelques secondes, qui émerge en moi, une vision en son dont j’ignore au début le sens. Le seul moyen de m’en approcher est l’écriture. Ce micro-film ou cette bande-son sans image précise, est un espace-temps cryptique contenant une pensée qui se dévoile insensiblement. L’écriture d’un livre, ensuite, devient un acte conscient. Une fois que ces images éclairent un chemin, j’explore l’à-côté : ainsi pour kaspar de pierre (La lettre volée, 2017), un récit poétique à partir de l’histoire de Kaspar Hauser, cet orphelin, enfermé 17 ans dans un cachot et arrivé, titubant, aux portes de Nuremberg en 1829, j’ai commencé à entendre une musique et des bouts de phrases, de vers ont émergé. Après ces premières images-sons, j’ai arpenté ce qui avait été écrit sur lui, les actes d’archives, les poèmes, les romans, les pièces ou les films, et j’ai tenté de percevoir tout ce qui a été refoulé dans son histoire : c’est cet oublié ou ce négligé qui fait signe vers moi en son et en images. La poésie est un chant du hors-champ. L’oublié signifiant prend sens avec la voix et révèle des éléments transgressifs, ce que j’appelle des « mots joyaux » qui peuvent nous aider dans le présent.  

 

La poésie est à double tranchant. Nécessairement. Les différents points de vue d’un texte sont autant de voix qui constituent une nouvelle polyphonie. Il ne s’agit pas du vieux lyrisme néoromantique qui ne serait que l’épanchement d’une subjectivité triste, non, mais d’une polyphonie nouvelle, de voix qui font l’épreuve du réel. Entre ces voix qui traversent le texte, un écart se creuse : en percevant ces altérités, en entendant ces failles, nous sommes plus en alerte sur ce qui rate dans le réel. La poésie est l’expression d’une voix qui ne nous endort pas, même quand elle nous apaise.

Mon dialogue avec François Villon dans je neige (entre les mots de Villon) (LansKine, 2018) s’inscrit dans le prolongement de la variation en musique qui reste un modèle pour moi. Il ne s’agissait ni d’imiter la forme des Lais ni celle du Testament ni même d’emboiter le pas à sa biographie, mais de tenter de m’approcher de la matrice, de l’avant-œuvre, de ce qui s’articule entre dire et écrire, cet incroyable dynamisme dans sa poésie. J’ai tracé à mon tour une poésie pour plusieurs voix, Villon et ses autres, et conservé des blancs entre les voix qui invitent à respirer et à penser. C’est un silence habité où prend forme l’invention d’une autre syntaxe. Villon nous tend la main, une main que j’ai saisie depuis aujourd’hui pour y entendre ce qui fait signe vers l’avenir. Je reste très attachée à la façon dont Walter Benjamin envisage l’image dialectique comme un double mouvement depuis le présent vers le passé pour y voir les germes d’avenir.

Le texte poétique est nécessaire en tant que texte, mais aussi comme un chantier ouvert qui appelle des rencontres et des réécritures : c’est pourquoi une partie de mon travail est consacrée à l’écriture de textes pour des créations musicales et transmédiales : je jette à nouveau les dés du poème. J’ai collaboré avec différents compositeurs comme Fabien Lévy, Núria Giménez-Comas, Pedro Garcia Velasquez, Sofia Avramidou, Xu Yi ou François Paris. Ces rencontres commencent toutes par une écoute et un dialogue mutuels : les compositeurs me lisent et j’écoute leurs œuvres. Il ne s’agit non seulement de trouver des chemins de traverse entre un univers poétique et un univers musical, mais aussi de dépasser les frontières de genres et d’inventer une nouvelle rive ensemble, un horizon commun.

J’ai réécrit kaspar de pierre pour la compositrice Núria Giménez-Comas : back into nothingness, un monodrame pour une voix, chœur et électronique[1], a permis d’entendre la perception perturbée de cet adolescent qui, après 17 ans de claustration, découvre la terre ou les nuages. Avec Núria, nous avons tenté d’appréhender ce gouffre en concevant des mots et des sons à la fois très concrets et très abstraits, approchant les pierres, les nuages ou le trauma, dans une tension maintenue.

Chaque projet engage des réécritures différentes. Une question se pose : la poésie peut-elle encore être une écriture transgressive qui soit source de proposition pour les autres médias ? La poésie parvient-elle encore à imaginer l’au-delà de ses frontières ? C’est une façon de dialoguer par-dessus la haie des disciplines et des préjugés. Plusieurs artistes ont commencé à « répondre » à mon prochain texte poétique les corps caverneux qui sort en octobre chez LansKine, un texte qui fait résonner la musique des cavernes en nous, celle de nos espaces creux. Ainsi je travaille avec François Paris à repenser la musique des nuages et des cavernes à l’œuvre dans deux sections du texte pour un projet qui s’appelle les tournesols noirs[2]. Par ailleurs, avec le compositeur Pedro Garcia Velasquez, nous préparons une installation remember the future[3], dans laquelle nous confrontons les espaces acoustiques enregistrés et composés par Pedro Garcia Velasquez et Augustin Mueller à des fragments de ce livre que j’enregistre dans différents contextes sur le principe des transpoèmes, que j’ai mis au point dans l’album Éclectiques Cités (Acédie 58, 2021).

Les « transpoèmes » sont des poèmes transgenres poétiques, des fragments de poèmes que j’arrache à certains textes, déjà publiés ou en cours d’écriture, et que j’enregistre à l’aide d’un zoom audio ou de mon téléphone dans différentes situations imprévues.  A l’envers d’une esthétique du montage, je travaille sur l’émergence : que nous dit le contexte urbain ou naturel, comment modifie-t-il le sens du poème ? Il s’agit de confronter une culture de l’écrit et une culture de la performance pour remettre en circulation les images et la langue, remettre en jeu à la fois le sens du poème et son écoute. Ainsi le même poème peut donner lieu à plusieurs transpoèmes, captés devant le plâtre d’une femme calcinée à Pompéi, dans un champ, ou dans le cloître de la cathédrale de Porto, à un moment où le bruit des mouettes et la musique de l’orgue se fondent en un son hybride sur lequel surgit un hélicoptère.

Mallarmé dit : « dans un acte où le hasard est en jeu, c’est toujours le hasard qui accomplit sa propre idée »[4] : et cette fois, en arrachant des poèmes à mes textes écrits publiés et les confrontant au hasard des contextes sonores, j’ai désagrafé l’ordre de la pensée afin que scintillent de nouvelles questions adressées au texte et au contexte.

 

Photos ( de haut en bas) : © Franck Ferville / DR

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[1] Production GRAME cncm, coproduction Spirito, Festival Archipel, IRCAM-Centre Pompidou, Théâtre National Populaire de Villeurbanne, création au TNP de Villeurbanne et à Genève au Festival Archipel en mars 2018.

[2] Projet réalisé avec les ensembles Musicatreize, Voce Cncm, Uniteberlin, Icarus et Plural (saison 2022-2023).

[3] Création en mars 2022 à Césaré cnsm à Reims.

[4] Igitur, 1869.