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Espace et lumière.

L'invité.e Par Eric Soyer, le 08/02/2023


Créateur lumière, Éric Soyer a multiplié les collaborations dans tous les domaines. Citons pêle-mêle : Théo Mercier, Nacéra Belaza, Thierry Thieu Niang, Ondrej Adameck, Sulayman Al Bassam, Angelin Preljocaj, Maud Le Pladec, Philippe Saire, Sylvain Maurice, Jeanne Added, Jean Paul Gaultier, Zhao Miao, Phia Ménard, Joss De Paw, Abderrahmane Sissako… Le 9 juin 2023, il mettra ses talents au service de l’Ensemble intercontemporain pour une soirée empreinte de spiritualité à la Cité de la musique, réunissant Anton Webern, Kaija Saariaho, Mark Andre et Gérard Grisey. Il est notre « Invité » en ce début d’année, pour mettre en lumière ses propres processus de création.


Ma relation au processus de création démarre par le télescopage des pensées jetées dans le vide. Elles se mettront en ordre en temps utile. L’espace scénographique est l’élément dramaturgique qui, hors d’un contexte fictionnel ou intellectuel, s’adresse aux sens et structure le principe de vision, de perception du spectateur, et l’invite à un type d’écoute au sens large.

Les images scéniques surgissent, à la manière d’une photographie lorsque le papier est plongé dans le bain de révélateur. Le terreau est l’imaginaire du spectateur, sa capacité à plonger et rassembler le visible comme un tout, avec l’invisible comme ciment. En ce sens mon intuition est la matière première et ma capacité sensible, le premier filtre de référence pour avancer dans le vide (qui, en musique, serait le silence), et la forme dessine le vide, le matérialise pour le rendre sensible.
L’espace entre deux corps est une chorégraphie au même titre que le corps en mouvement. Nous sommes des êtres profondément photosensibles.
Le temps de la représentation est une suspension du temps ordinaire ; une porte qui s’ouvre vers le monde du rêve où la logique du temps réel peut être bouleversée. Construire, déconstruire, recommencer, et toujours donner corps à ce rêve de pouvoir fabriquer une réalité qui se joue des sens – voilà le moteur d’un jeu inépuisable. Croire à la fiction, rendre tangible les frictions, c’est créer un temps concentré des existences, des expériences humaines émotives et sensorielles. Les règles de la perception deviennent alors malléables.


Voir ces édifices se réaliser sous nos yeux en temps réel fait que cet art est unique. Une partition qui ne reproduit finalement jamais exactement le même mouvement mais se réinvente chaque soir avec parfois des grains de sable qui enrayent la machine. C’est une peinture éphémère grand format avec ses tensions, dont les corps des interprètes sont l’épicentre. Ces corps déclencheurs de mécanismes horlogers, de châteaux de cartes qu’un souffle balaie, respirent les architectures de lumière. Nous utilisons la mémoire vive du spectateur comme terreau d’une image en construction, dans une tentative d’assembler des fragments pour obtenir une image totale.
Au départ était l’espace. Au départ est un processus qui ne connait pas sa forme, une équation insoluble dans un tableur, un point d’arrivée inconnu, traversé de flash de certitudes éphémères. Un processus qui questionne les stéréotypes des images pour toucher la matière sensible malléable à l’envi… Les outils se transforment, et les aires de jeu s’élargissent ainsi que le bagage dans lequel puiser plus en profondeur. Et le regard qui interroge le champ des perceptions. Le processus de maturation a sa temporalité insaisissable.
Les expériences s’enrichissent mutuellement et, si chaque pièce est unique et intrinsèquement différente, mon tout est un sillon. Toujours revenir à ces émotions premières. Le principe d’incertitude, l’accident sont essentiels afin d’ouvrir des failles. Repousser l’instant des décisions pour rester proche de l’écriture en mouvement, du désir de jouer, de transformer. Pourtant, il s’agit de fixer, mais de ne pas figer, d’écrire une partition, des partitions, des gammes, d’organiser des palettes, d’élargir des variations.


L’art scénographique interroge le contenant et le contenu, il s’opère dans un espace-temps particulier qui fait une mise en rapport, une mise en abime des imaginaires –imaginaires des créateurs, des interprètes et des spectateurs.
Le domaine du visible et de l’invisible, du mystère de l’inconnu, de tout ce qu’on ne peut pas tout à fait déterminer – de ce qui échappe à la connaissance, à la conscience ou à la possibilité de conscience – est une dimension active qui nourrit l’imaginaire.
La lumière que je crée ne cherche pas à rendre visible, elle accorde une place à cet imaginaire de l’œil. Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect organique de la lumière et de l’ombre. Cette dernière est aussi tangible qu’immatérielle, elle a ses propriétés physiques de propagation dans l’air, ses propriétés physiologiques sur les spectateurs, ses règles, ses grains. Elle se travaille comme la musique, comme le parfum dans l’espace et le temps, elle se compose.
La lumière est une matière qui nous enveloppe et nous traverse. Elle est un écho du son, une vibration. Les plans se dévoilent, se télescopent, s’absorbent, se diluent. Elle est régie par quelques principes simples et demande du temps d’observation, d’expérimentation pour en saisir les infinies possibilités d’assemblage. Elle a ses règles de diffusion dans l’espacee laisse couper, trancher, adoucir, se transforme en permanence au gré des obstacles qu’elle rencontre. Des flammes qui ondoient aux filaments qui rougeoient, aux arcs qui aveuglent, aux LEDs qui aplanissent jusqu’aux lasers qui transpercent, toutes les technologies sont bonnes pour constituer une palette, puis des gammes et, enfin, une partition.
Aiguisée comme un couperet ou vaporeuse, la lumière participe activement à la construction mentale de la troisième dimension dans ces répartitions de l’ombre. Par ses transformations, elle définit le rapport au temps, charrie ses mystères, se joue de nos sens.