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Thomas Coville : La navigation a une musicalité évidente.

L'invité.e Par Jéremie Szpirglas, le 08/07/2022


C
e mois-ci, le domaine d’action de notre invité est bien souvent à des milles nautiques de toute salle de concert. Thomas Coville est en effet coureur au large, skipper du Trimaran Sodebo Ultim 3. Un marin au palmarès impressionnant, qui a presque tout gagné et collectionne les records. Son outil de travail, bien que tendu de cordages, a peu à voir avec un instrument de musique. Ce qui ne l’empêche pas d’être mélomane et de trouver dans la musique et la création artistique des solutions parfois inattendues aux défis qu’il entend relever.

 

Thomas, quelle place occupe l’art et la création artistique dans votre vie ?
Énorme : j’en ai besoin, au quotidien. Littérature, poésie, musique… Il m’est impossible de m’endormir sans lire. S’agissant de création contemporaine, je suis plutôt ce qui se passe dans le domaine des arts visuels, à la FIAC par exemple.

J’ai eu la chance incroyable d’entretenir une correspondance épistolaire avec Michel Serres, qui m’a appris plus que mon propre père. C’est même grâce à lui et à la philosophie que j’ai (presque) compris pourquoi j’avais tant besoin de naviguer et de gagner. Sans cela, sans cette quête de sens, je me serais sans doute arrêté, par épuisement.
Autre chance inouïe : depuis maintenant presque dix ans, il ne se passe pas une semaine sans que je rencontre, écrive ou téléphone à Jacques Gamblin. Le monde du théâtre m’était jusque-là assez inconnu, et il m’a fait découvrir une interactivité et un exutoire inégalés et inégalables. Jacques s’est même inspiré d’une de mes tentatives infructueuses de record de tour du monde en solitaire pour un seul en scène : c’était pour moi très troublant de me voir et de m’entendre ainsi sur scène, dans un décor qu’il a lui-même imaginé.  Côté musique, j’ai aussi rencontré le jazzman Laurent de Wilde, qui est une inspiration.

Écoutez-vous beaucoup de musique à terre ou en mer ?
Oui. À terre, c’est tous les jours. Ce que j’écoute dépend de mon humeur et de mes lubies du moment. Quand j’ai besoin de quelque chose de facile, je vais vers Schubert, Mozart ou Chopin. Quand je me sens plus torturé, j’écoute en boucle Rachmaninov, Stravinsky, Bartók… La violence, l’éclatement émotionnel que j’y entends correspond bien à la période troublée et troublante que l’on traverse en ce moment. De même que la vie n’est pas lisse, la musique ne peut pas être qu’harmonieuse.

Cette fréquentation des arts vous aide-t-elle en mer ?
Oui et non. Il se trouve que j’ai été diagnostiqué d’une pathologie qui relève quasiment de l’autisme : par exemple quand je vois une couleur, j’y associe un son, un chiffre ou un mouvement.

De la synesthésie ?
Voilà. À cause de cela, je suis constamment en train de relier tout à tout. Par exemple, dans ma tête, un tour du monde ressemblerait plus à 24h. De même, je vais m’accrocher à un son du bateau, à une lumière — celle de la frontale qui se reflète sur un hublot, ou qui se projette sur une voile —, et associer immédiatement cette image perçue à une conversation que j’ai eue avec Jacques Gamblin ou à une musique.

Cela étant dit, pour répondre à votre question, l’art, et surtout la poésie, me sert en mer pour m’autoévaluer. La poésie est quasiment pour moi la seule catharsis à bord. Quand je barre, ou pour aider à l’endormissement, j’y reviens encore et toujours, je me récite des poèmes entiers. Auparavant, je le faisais avec de la musique et de la lecture, mais nos bateaux sont devenus tellement exigeants et bruyants que c’est devenu impossible. Toute ma concentration est liée au bateau, à la performance, aux chiffres. Comme un musicien quand il joue, je ne pense à rien d’autre qu’à mon instrument…
De manière plus générale, l’art et la musique me nourrissent au sens où je suis obligé, pour être performant, d’aller chercher en dehors de mon univers, et en dehors des codes qui le régissent. La musique a ainsi, d’une certaine manière, changé la manière dont mon nouveau bateau a été conçu.

 

 

C’est-à-dire ?
Mis à l’eau en 2019, ce nouveau le trimaran, baptisé Sodebo Ultim 3, est né d’une rencontre, mais surtout de lectures, en lien avec la musique. La rencontre, c’est celle avec le Quatuor Annesci, une formation basée à Annecy qui se produit dans le monde entier. Cette rencontre a changé ma vie, elle a changé ma perception du leadership et ma perception de la création. Outre leurs concerts, les quatre musiciens de ce quatuor proposent une expérience sensorielle unique : ils expliquent comment ils jouaient à leurs débuts quand ils se sont rencontrés, comment ils jouent aujourd’hui, après trente ans de travail commun, et l’évolution qu’ils ont connue, notamment du point de vue de l’écoute. Ils se sont notamment fait accompagner par un grand maitre du quatuor, Eberhard Feltz, qui a tordu le cou à leurs préjugés. À chaque fois qu’ils travaillent avec lui, il les chamboule, jusque dans leurs vies quotidiennes, au point qu’ils ont du mal à s’en remettre. Quand ils en parlent, c’est toujours avec des mots très simples, mais c’est bouleversant.

Suite à cette rencontre, j’ai commencé à écouter différemment la musique, et j’avoue avoir maintenant presque du mal à écouter de la musique d’orchestre : je n’écoute presque que de la musique de chambre, notamment celles de Béla Bartók (photo ci-contre), qui me hante aujourd’hui, ou de Pierre Boulez. J’ai aussi commencé à écouter différemment les autres. Au sein d’un quatuor, la lumière doit être partagée. La musique de chambre ose revendiquer qu’il n’y a pas qu’une seule lecture légitime d’une musique au sein d’un groupe, et cela m’a énormément intéressé.
Transposée dans le monde de la course au large, cette réflexion m’a amené à considérer autrement l’architecture navale. La relation avec l’architecte naval a longtemps été assez verticale, même si cela évolue depuis quelque temps : notre époque devient collaborative, dans le bon sens du terme, interactive en permanence et nourrie de questionnements incessants.
Au lieu de m’adresser à un architecte et son cabinet, j’ai donc préféré m’entourer de personnalités ayant des vécus et des compétences variés (ingénieurs, navigants, etc.). Une équipe de huit personnes — l’équivalent de deux quatuors. Ce changement d’attitude, qui trouve sa source dans ma rencontre avec le quatuor Annesci, a eu des effets très concrets puisque mon bateau représente une forme de révolution architecturale, avec son habitacle placé en avant du mat[1].

Il n’y a donc plus de hiérarchie au sein de cette équipe ?
Si, il y a toujours une hiérarchie, mais le leadership tourne, comme au sein d’un quatuor. L’expertise de chacun lui donne le leadership lorsque les circonstances le demandent — et le collectif se met à son service chacun son tour. Chacun a son histoire, avec un grand H et un petit h, chacun a sa culture, avec un grand C et un petit c, chacun est singulier. Vouloir changer les personnes, les forcer à penser d’une certaine manière, ne marche jamais. En revanche, on peut, à certains moments, progresser, ne pas retomber dans les mêmes travers… Car chacun a aussi ses propres fragilités (je préfère parler de fragilités que de faiblesses) et ce qui rend la création collective extraordinaire, c’est que ces fragilités, lorsqu’elles sont assumées, peuvent devenir un atout pour le groupe.

Cette manière de penser m’aide énormément, par exemple pour composer un équipage. Sélectionner un équipier ressemble, j’imagine, au recrutement d’un soliste pour l’Ensemble intercontemporain : il faut avant tout avoir une maitrise absolue de l’instrument. Pour nous, cela revient à être capable de barrer un bateau à 40 nœuds (presque 80 km/h), en mode volant[2], instruments éteints et en ne se fiant qu’à ses sensations — sans pour autant se laisser submerger par ses émotions. C’est un autre paradoxe que nous avons en commun avec la création : on a beau rechercher l’émotion, on ne peut pas se laisser complètement happé par elle. Au risque de se tétaniser.
Mais l’autre élément auquel je suis attentif, c’est la capacité à travailler sur ce qu’est sa véritable fragilité, à oser la partager avec le groupe et comprendre comment le groupe peut aider à y pallier, voire à en faire une force. Un exemple : j’ai des équipiers à bord qui sont très bons barreurs, mais qui sont moins à l’aise dès lors qu’ils doivent aller à l’avant du bateau pour manœuvrer. Quand ils sont sur le filet, ils sont moins stables physiquement. Systématiquement, je vais les mettre à la barre pendant les manœuvres, car leur empathie naturelle les pousse à projeter leur fragilité sur leurs équipiers, et donc à placer le bateau parfaitement pour ne pas les mettre en danger. Évidemment, accepter ses fragilités n’est pas facile, surtout face à un collectif, mais le cheminement est bénéfique.

Toute personne qui a un jour mis les pieds sur un voilier en aura rapidement pris conscience : c’est bruyant — l’écoulement de l’eau contre la coque, le vent dans les voiles, les manœuvres qui grincent… Pour le coureur au large que vous êtes, j’imagine que vous êtes à l’écoute de cette « musique du bateau », qui permet de détecter le moindre écart de barre, la moindre saute de vent, les changements d’état de la mer : est-ce un aspect que vous travaillez lorsque vous pensez l’architecture et le design du bateau ?
La navigation a une musicalité évidente. On navigue d’ailleurs beaucoup plus à l’oreille qu’à la vue. Les mouvements du bateau rendent cette kinesthésie naturelle. Pour autant, je n’ai pas été jusqu’à jouer là-dessus en concevant le bateau. On cherche surtout à le rendre moins sonore.
Quand on est musicien, on sent physiquement son instrument vibrer. Quand on est coureur au large, on vit à l’intérieur même de la caisse de résonnance, on est immergé dans les ondes et les fréquences. Elles sont si nombreuses ! Il faut savoir sur lesquelles se concentrer, lesquelles sont normales, lesquelles sont parasites, lesquelles doivent alerter.

On pourrait aussi imaginer des capteurs de bruit permettant de diagnostiquer, d’anticiper des problèmes, ou d’optimiser des réglages.
Nous n’avons pas travaillé sur cela non plus. Mais c’est vrai que les bruits générés par les foils[3], notamment, sont aujourd’hui clairement des indices sur la marche du bateau.

Le marin de haut vol que vous êtes serait alors à l’écoute de son bateau pour « l’accorder » au mieux, ou travailler sa « justesse », exactement comme le musicien accorde son instrument ou travaille son intonation.
Exactement : la vitesse influe sur la fréquence de vibration du bateau, et notamment du foil, et donc sur le son émis. Au bruit, on peut déterminer si on atteint nos cibles de performance, voire détecter des phénomènes physiques tels que la ventilation ou la cavitation[4]. Le vol a grandement changé la musique du bateau : quand on vole, on perd certains bruits, comme l’écoulement de l’eau sur la coque. Cela donne naissance à une nouvelle écoute, totalement addictive.

                                                                                                                  

Photos (de haut bas) : © Christophe Launay / Alamy Stock Photo ; DR / © Archives Bartók / DR

 

[1] NdR : Habituellement, l’habitacle est situé à l’arrière du bateau.

[2] NdR : Grâce à des plans porteurs appelés « foils », quasiment des ailes d’avion plongées dans l’eau, les nouveaux bateaux de courses peuvent se sustenter et « voler » au ras de l’eau. En diminuant les frottements de l’eau sur la coque, ces foils permettent d’augmenter les vitesses de manière impressionnante.

[3] Voir note supra.

[4] NdR : La ventilation et la cavitation sont deux phénomènes hydrodynamiques. La ventilation désigne l’aspiration d’air venant de la surface le long du foil immergé. Dans le cadre de la cavitation, des bulles d’air apparaissent à la surface du foil, à cause de la dépression due à la vitesse de l’écoulement de l’eau. Ces deux phénomènes diminuent grandement l’efficacité du foil, au risque de faire amerrir violemment le bateau.