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La musique, au-delà et en-deçà de l’image. Entretien avec Pierre Schoeller, réalisateur.

L'invité.e Par Jéremie Szpirglas, le 14/12/2022


A
près des débuts en tant que scénariste, Pierre Schoeller passe derrière la caméra pour la télévision et le cinéma. Ses longs métrages successifs — Versailles d’abord, en 2008, puis L’exercice de l’État en 2010 et Un peuple et son roi en 2018 — remportent chaque fois un succès tant critique que public et récoltent de nombreux prix. Pour la musique, il fait la plupart du temps appel à son frère, qui n’est autre que le compositeur Philippe Schoeller, bien connu de l’Ensemble intercontemporain. Pierre Schoeller est notre « Invité » de décembre.

Pierre, d’abord et avant tout, avez-vous, vous-même, une formation musicale ?
Absolument aucune. Je sais à peine lire la musique. J’ai fait un peu de piano : ce fut un vrai plaisir en même temps qu’un effort de dingue. L’expérience fut passionnante mais n’a pas débouché. Peut-être était-ce trop tard pour moi…

Quelle place la musique occupe-t-elle dans votre vie ?
La musique a toujours été pour moi en lien avec la sensibilité, l’émotion. Elle m’accompagne au quotidien. Même si je vais peu au concert, encore moins depuis l’épidémie de covid-19, j’en ai toujours beaucoup écouté, et j’en écoute toujours en travaillant.
J’ai longtemps eu un rapport compliqué à la langue, me forçant à trouver d’autres modes d’expression. Aujourd’hui, même si j’ai appris « à parler », même si j’écris toute la journée, il me reste encore quelque chose de cet univers du non verbal. À cet égard, le cinéma est l’un des moyens les plus forts pour s’affranchir du langage articulé. Et la musique aussi. Elle permet de construire une relation au monde, un échange, via un langage qui n’est pas littéraire. Musique et cinéma sont aussi deux arts du temps, deux arts sensibles. Je pense d’ailleurs que l’opéra est la forme artistique ultime — peut-être même plus encore le cinéma, dans la mesure où l’opéra suppose l’incarnation. L’un de mes plus grands souvenirs artistiques est Moïse et Aaron d’Arnold Schoenberg à l’Opéra de Paris, mis en scène par Romeo Castellucci. Tout ceci explique sans doute pourquoi je n’ai pas de genre musical de prédilection : mes goûts sont très éclectiques.

Par exemple ?
C’est un melting-pot très varié, qui va de Bach à Radiohead, en passant par Coltrane, Hendrix, Barbara, Ligeti ou la musique indienne. Je peux écouter soit un album entier, soit de manière aléatoire des pièces de tous les genres musicaux.

Philippe Schoeller, compositeur

Suivez-vous ce que fait votre frère Philippe ?
Bien sûr. Nous n’allons pas souvent au concert ensemble, mais je vais écouter ses créations. Je suis longtemps allé aux concerts de l’Ircam. Mais ma vraie chance a été que Philippe m’ouvre très tôt à la musique contemporaine : la deuxième école de Vienne, que j’aime beaucoup, et toutes les musiques de notre temps, qui m’inspirent énormément.

À ce sujet, vous disiez à l’instant travailler en écoutant systématiquement de la musique : pourquoi ?
Cela m’aide à me concentrer, à creuser certains sujets. Je vais ainsi convoquer certaines musiques particulières, pour m’aider à écrire, pour me stimuler, pour cultiver un état intérieur ou une émotion, ou au contraire pour m’apaiser. Certaines œuvres sont directement associées au travail et leur écoute est quasi fonctionnelle. Le Sacre du Printemps est pour moi un modèle de courage humain et de liberté        dans le geste artistique. C’est aussi une musique tellurique, une musique des profondeurs. De la même manière, la musique de Bach est immédiatement associée pour moi aux notions d’équilibre, d’audace, de force. Et de phrase juste…
Il y a aussi des musiques dans lesquelles je me plonge selon le sujet que je veux traiter, parce que j’ai le sentiment qu’elles entrent en résonance avec ce que je cherche. Par exemple, pendant toute la période d’écriture de L’exercice de l’État, j’ai écouté de nombreuses pièces de Salvatore Sciarrino, que je venais de découvrir, et cette écoute a été déterminante dans la forme que le film a prise.

Ces musiques écoutées en écrivant présupposent-elles celles qui accompagneront le film ?
Non, même si j’en parle parfois avec Philippe le moment venu, pour suggérer un univers. Mais tout cela est assez empirique. Il y a d’une part la musique à l’écran et, d’autre part, tout l’univers musical dans lequel nait le film et qui reste sous-jacent. La musique est là en amont et pendant le processus d’écriture. Généralement, les cinéastes passent généralement cet aspect sous silence.

En tant que cinéphile, y a-t-il un rapport de l’image et de la musique (et du son d’ailleurs) qui vous séduisait, ou vous séduit encore, particulièrement ?
Pas plus que ça. Par exemple, je n’aime pas tellement Jacques Demy. Et je peux aimer des films où la musique est très présente et d’autres où elle est quasiment absente — comme chez Bresson. Après tout, la musique fait partie du choix esthétique du film.
Cela étant dit, je suis très impressionné par les grandes qualités de compositeur de Bernard Herrmann : ce n’est pas seulement pour ses collaborations avec Hitchcock que ses musiques restent.
J’aime bien aussi ce que produit un Hans Zimmer pour Christopher Nolan : ses thèmes sont très forts, très prégnants. La musique d’Interstellar est bouleversante. D’autre part, c’est grâce à Kubrick que j’ai découvert Ligeti et grâce au cinéma japonais que j’ai entendu pour la première fois du Shakuhachi, un instrument, un son qui me fait trembler, me désarme et m’emmène à des émotions primaires.


Stanley Kubrick, justement, avait bien souvent recours à des œuvres préexistantes : est-ce pour vous envisageable ?
Ça m’est arrivé. J’ai ainsi illustré un petit documentaire sur l’ivresse (non encore diffusé) avec une pièce des Jatekok de Kurtág — pour une scène étrange de visite d’une cave creusée dans une falaise. J’ai parfois envie de faire entendre des musiques avec lesquelles j’ai un lien fort — dans Un peuple et son roi, sur la révolution française, on entend ainsi un extrait des Vêpres de Rachmaninov. Toujours dans ce film, j’ai tenu à faire revivre les chants de l’époque. Des œuvres populaires toutes interprétées et captées in vivo, sur les décors du tournage. Mais c’est une autre école ! J’aime que la musique d’un film soit aussi le produit d’un geste de création — je trouve ça très beau. Et puis Philippe tient à participer du processus créatif.

Dès le départ, il a donc été pour vous naturel de faire appel à Philippe pour composer les musiques de vos films ?
Oui et non, car le processus créatif chez moi est toujours ouvert. Je n’aime pas anticiper ce qui ne peut pas l’être. Philippe avait fait la musique d’un premier long métrage (sic) en Super 8 — une œuvre de jeunesse ! Dans mon premier téléfilm, il n’y avait pas de musique. J’aimerais aussi travailler un jour avec Jonny Greenwood, du groupe Radiohead pour lequel je nourris une vraie passion. J’aime beaucoup ce qu’il fait pour Paul Thomas Anderson, par exemple. Mais Philippe reste proche, et il s’intéresse beaucoup à mon travail.

L’imposez-vous à vos producteurs ?
Non, mais c’est mon choix. Je pense que les producteurs savent que si Pierre Schoeller est à la caméra, Philippe sera sans doute à la musique.
Cela n’est pas toujours évident, car la musique, comme le casting ou certaines étapes de montage, peuvent être pris dans des tensions de production. C’est ce qui s’est passé un peu pour Un peuple et son roi, à cause de forts enjeux économiques. Le compositeur d’une musique originale créée pour le film n’est pas toujours dans une position facile, mais j’arrive quand même à faire ce que je souhaite pour le film.

Sa musique n’est en effet pas facile d’accès — beaucoup moins, en tout cas, que celle qu’on entend habituellement au cinéma.
Question de point de vue. La musique reste la musique. Mais Philippe s’adapte dans la mesure du possible.

Venons-en donc au vif du sujet : comment intégrez-vous la musique au processus de travail d’un film ?
Chaque film est différent, chaque film a ses besoins propres. Ce qui est étrange avec la musique dans le processus créatif, c’est justement que ce n’est pas prémédité. Je résiste d’ailleurs délibérément à toute formalisation trop stricte. Le cinéma suppose un processus long, puissant et en même temps fragile. J’aime la spontanéité et l’invention. Je fuis tout ce qui figerait de trop le mouvement : le scénario évolue tout le temps, tout comme le casting, sans parler de la gestion de la contingence. Le film lui-même commande certains aspects de sa production : ça reste très organique.


Au cinéma, la musique est ce qu’il y a de plus fort pour faire exister quelque chose qui est en-deçà ou au-delà de l’image. Elle participe de la sensation du spectateur, au-delà du récit, au-delà de ce qu’il voit. L’enjeu est d’arriver à l’intégrer : la musique peut être très intrusive — et en même temps, l’aspect opératique du cinéma peut être très beau. La nécessité de la musique n’est pas simple. Tout comme celle du silence, du reste. Philippe dit toujours que la musique n’est pas perdue dans son coin, elle n’est pas assise sur un strapontin dans la pensée du film : elle fait partie intégrante du son. Mais le son est complexe, il est composite — surtout dans mes films, où les dialogues sont très présents.
Les discussions avec Philippe commencent assez tôt : je lui parle du projet et, dès que le scénario est stabilisé, je le lui donne à lire. Il me fait alors parfois quelques retours. Il ne commence pas encore à composer mais je pense la musique murit déjà en lui.
Quand la fabrication du film commence à se préciser, on se voit à nouveau et on en parle. Puis, quand le film prend forme, avec le choix des comédiens, des lieux, je commence à percevoir les moments où la musique devrait être nécessaire.

Certains cinéastes diffusent de la musique sur le tournage, est-ce votre cas ?
Non, jamais. Mais Philippe vient parfois sur le plateau.

Quand la musique commence-t-elle à arriver ?
Quand Philippe découvre des bouts de séquences, des bouts de montage. Lorsqu’une première ébauche de montage se dégage, on la visionne ensemble afin d’identifier les passages où l’on aurait besoin de musique et de quel type. Des fois, on fait l’erreur de plaquer une musique en amont et ça convient rarement.
On doit aussi choisir la formation — choix qui aboutit toujours à l’orchestre. Avec parfois l’utilisation de fichiers électroacoustiques, comme dans L’exercice de l’État, où ils viennent renforcer des moments clefs du film : le rêve d’ouverture, par exemple, avec ce gong préenregistré et retraité, qui donne le sentiment d’un instrument de rituel. Puis Philippe fait des maquettes qui nous permettent de faire des tests. Par exemple, sur le montage de L’exercice de l’État, le bon équilibre a été compliqué à trouver entre les fichiers électroacoustiques de Philippe, et la musique instrumentale additionnelle. Il faut essayer beaucoup. On en met un peu trop puis on épure. Jusqu’au mixage où les choses s’équilibrent.
On a fait aussi des improvisations avec l’altiste Laurent Camatte, en salle de montage. C’était passionnant

Votre complicité et votre connaissance de son catalogue accélèrent-elles le processus ?
Oui. Certains passages peuvent lui faire penser à une de ses partitions, que nous réécoutons ensemble.

C’est donc une forme de co-composition, au moins sur la forme globale de la partition ?
Oui : Philippe apporte la matière, que l’on monte de manière empirique. Mais lorsque nous sommes en désaccord, le cinéaste a le dernier mot, au grand dam du compositeur.

La musique peut-elle faire évoluer le montage ?
Bien sûr. Parfois, on se retrouve même bloqués par l’absence de musique !

Quels aspects de la musique de film aimeriez-vous approfondir à l’avenir ?
Le concept de thème, ou de leitmotiv. Je reste convaincu qu’un thème est nécessaire — que l’on pense à celui du Mépris ou à ceux d’Ennio Morricone, par exemple. Je pense qu’on ne travaille pas assez cette question. Dans mon prochain long métrage, Rembrandt — qui se déroule dans le contexte de l’industrie du nucléaire —, il y aura certainement un ou plusieurs thèmes.

 

Photos © Franck Ferville