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Musique en scène.

L'invité.e Par Aliénor Dauchez, le 18/05/2022

Notre invitée du mois de mai est une personnalité déjà connue de l’Ensemble intercontemporain : la metteuse en scène et plasticienne Aliénor Dauchez, qui a signé pour lui toute la scénographie de la soirée In Between Narcisse en septembre 2021. Mélomane avertie et curieuse, la musique est pour elle un élément constitutif de son art.

La musique est au cœur de mon travail, à tous égards. Peut-être parce que j’ai pratiqué le violoncelle, très modestement, en amatrice ? Toujours est-il que mes premiers pas en tant que metteuse en scène ont consisté à mettre la musique en espace, c’est-à-dire à travailler le rapport de la musique à l’espace.
En créant des liens entre les éléments sonores et des éléments visuels organisés spatialement (décors, accessoires, corps des musiciens …), j’essaie de donner à voir le discours musical, et ainsi de rendre les enjeux musicaux plus préhensibles. D’une certaine manière, je fais le chemin inverse des compositeurs qui produisent des partitions graphiques…

« Hardcore »
Je dessine d’ailleurs beaucoup pour concevoir mes spectacles. J’établis moi-même des partitions graphiques des œuvres que je mets en scène. Dit simplement, je dessine la musique : à chaque section d’une pièce correspond un schéma en deux ou trois dimensions.
Pour mon premier spectacle en 2007, intitulé « Hardcore » (photo ci-dessus), mon idée première était un ovale, dans lequel le public serait installé, ceinturé par les musiciens. Partant de là, j’ai composé avec le directeur musical Michael Rauter un programme musical constitué de pièces musicales qui renvoient, pour moi du moins, à cette forme : la spirale infinie de James Tenney, par exemple. 


« XI – ein Polytop für Iannis Xenakis »
Parfois, la partition est déjà graphique ! C’est le cas de nombre de pièces de Iannis Xenakis, dont l’œuvre a été et est toujours très importante pour moi. En 2008, le Solistenensemble Kaleidoskop m’a proposé de travailler sur sa musique, et j’ai accepté tout de suite : sa primitivité est époustouflante, c’est une musique absolument géniale. Même dans les partitions qui ne sont pas à proprement parler graphique, sa pensée l’est — à l’image de ses nuages de son ou de ses crescendos qui se croisent.

Pour la performance, nous avons créé un collage à partir de plusieurs de ses pièces, collage que j’ai réécrit graphiquement. J’ai dessiné en dessous ma chorégraphie, déduisant de la structure de la composition les mouvements des interprètes dans l’espace. Cela a donné un spectacle intitulé « XI – ein Polytop für Iannis Xenakis », avec des structures en élastiques tendues dans l’espace public…

 

« Démesure »
Parfois, le dispositif scénique n’est pas une transposition spatiale de la composition, mais plutôt de l’idée qui sous-tend la musique. Pour mon spectacle « Démesure » (photo ci-dessous), le premier produit par ma compagnie La Cage, je suis partie de la pièce Tract (2007) de Raphaël Cendo, qui, à l’écoute, m’avait donné le sentiment d’un son qui veut s’émanciper d’un carcan. Quand j’en ai discuté avec Raphaël, il m’a confirmé cette impression en me donnant l’image d’un son qui, quand il est d’une intensité normale, serait « arrondi », mais deviendrait « carré », dès lors qu’il est trop puissant et sature dans un micro.
J’ai donc imaginé, au centre du dispositif, une tente sous laquelle se trouvent les musiciens. Au fur et à mesure du spectacle, le public est invité à y entrer, puis de la pluie tombe dans la tente et inonde le sol, réduisant l’espace au sec comme peau de chagrin. Les spectateurs, qui étaient au début répartis dans toute la salle, sont amenés petit à petit à rejoindre les musiciens sur une île rectangulaire, où tout le monde est réuni à la fin, serrés les uns contre les autres.


Le processus fait référence à la chambre de Chloé, dans L’Écume des jours de Boris Vian, qui rétrécit à mesure que la maladie l’affaiblit. Je voulais aussi jouer sur la proximité des corps dans une foule, en résonance avec un texte d’Elias Canetti qui dit qu’« il n’est rien que l’homme redoute davantage que le contact de l’inconnu. C’est dans la masse seulement que l’homme peut être libéré de cette phobie du contact. » Il y a une distance naturelle entre les corps — aux alentours de l’envergure des bras — au-delà de laquelle on ne se sent pas menacé par l’autre. A contrario, quand on est agglutiné dans une masse, on se sent aussi protégé : c’est dans la distance médiane que réside le ressenti du danger. Ce qui renvoie à l’idée que la saturation spatiale ou musicale peut paradoxalement produire du réconfort. C’est ainsi que j’ai traduit en trois dimensions ce que je ressentais de la musique de Raphaël. Une musique à laquelle ont bientôt répondu d’autres, de Franck Bedrossian (qui joue également avec la saturation), de Christophe Bertrand, d’Alexander Schubert (sur le corps augmenté), de Johannes Kreidler (qui travaille quant à lui sur la saturation de l’information sonore), de Sara Nemtzov et de Martin Grütter.


« Narcisse »
Le travail que j’ai fait sur le spectacle « Narcisse » (photo ci-dessous), pour l’Ensemble intercontemporain, suit une démarche similaire : je suis allée à la rencontre des compositeurs, qui m’ont raconté l’élaboration musicale de leurs pièces. Schématiquement, Yves Chauris avait pensé sa musique en cercle, avec le piano au centre, Brice Pauset avait élaboré la structure de sa création avec des miroirs sonores et Yann Robin autour de l’idée du double et de l’ombre. Toutes ces nouvelles œuvres étaient donc déjà pensées de manière architecturale, et j’ai organisé la mise en espace du concert en conséquence.

Dialogue de l’ombre double de Pierre Boulez m’a donné plus de fil à retordre : j’avoue que je ne l’ai réellement comprise que lorsque j’ai pu l’entendre dans la salle. Avant ça, je comprenais l’idée, mais elle restait très abstraite, je ne saisissais pas la force de la pièce — peut-être parce que Boulez lui-même l’avait conçue avec une mise en espace. En tout cas, dès lors que je l’ai entendue en direct, tout a été limpide.


« L’errance »
Même lorsque je ne travaille pas directement avec la musique, mon travail plastique fait bien souvent intervenir le son.
Pour une exposition dans le Couvent de la Tourette de Le Corbusier (où je retrouvais Xenakis, qui en a dessiné les façades), j’ai par exemple conçu une installation/performance intitulée « L’errance » (photo ci-dessous). C’est une petite chambre anéchoïque (une boite en bois couverte de mousse acoustique) dans laquelle je m’installe. Pendant trois heures, je l’ouvre et je la ferme, en proposant aux spectateurs de m’y rejoindre, et en récitant, en continu, des passages de L’errance de Samuel Beckett. C’est son dernier texte en prose. Il y parle de sa propre mort, non pas comme d’un événement tragique, mais comme d’une perte des sens passionnante à observer.

Le Couvent de la Tourette est doté d’une acoustique excessivement résonante et l’ouverture et la fermeture de la chambre anéchoïque provoque des effets saisissants.

 

« Le bruissement des feuilles »
Un autre objet, créé à l’origine pour un spectacle, est devenu une sculpture à part entière. Un petit arbuste en pot est juché sur une plateforme montée sur cylindres pneumatiques, lesquels sont programmés pour secouer l’arbre de manière aléatoire.
La plateforme se met à vibrer sans prévenir, les vibrations faisant osciller l’arbre tout en déplaçant légèrement le tout. C’est donc un travail plastique, mais aussi sonore et musical, une écriture du temps qui va même plus loin que ce que l’on imagine au premier abord, car l’arbre grandit, et il faut l’entretenir — ce que les institutions muséales ne sont pas toujours habituées à faire !

 


« La Mer »
Quant à mes expositions, elles sont aussi des parcours temporels, qui articulent plusieurs œuvres dans l’espace qu’elles partagent. Ma dernière exposition personnelle présentait ainsi un collage sonore à partir de trois années de messages téléphoniques laissés par ma mère sur mon répondeur. Ses messages répondeurs commencent systématiquement par la même phrase. Mais le ton change : et le ton trahit ce qu’elle a à me dire. 
À partir de ce collage, j’ai créé un « beat », une pulsation, un rythme, que j’installe dans un petit trou de cheville percé dans un mur. À ce beat répond une autre pièce, réalisée à partir d’un cri capté à la naissance de ma fille…

 

Aujourd’hui, je travaille beaucoup le dessin. Un simple dessin est déjà pour moi une partition musicale : avec des pleins, des vides, des forte et des piano. La composition de lignes dans un rectangle revient pour moi à de la composition musicale. Car c’est aussi une écriture du temps.

 

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas

Photos ( de haut en bas) : © Franck Ferville / autres photos : courtesy Aliénor Dauchez