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De l’amitié en musique. Entretien avec Renaud Capuçon et Bertrand Chamayou.

Entretien Par David Verdier, le 14/04/2020

Le Kammerkonzert d’Alban Berg célèbre la rigueur de l’écriture dodécaphonique en même temps que l’amitié qui lie le compositeur à Anton Webern et à leur maître commun : Arnold Schönberg. Rencontre avec Renaud Capuçon et Bertrand Chamayou, deux grands solistes et deux grands amis, qui devaient interpréter ce Kammerkonzert pour la première fois avec l’Ensemble intercontemporain le 14 avril à Aix en Provence et le 15 avril à la Philharmonie de Paris.  

 

Bertrand, Renaud, dans quelles circonstances avez-vous entendu le Kammerkonzertd’Alban Berg pour la première fois ?

Bertrand Chamayou : Je l’ai entendu dans la première version qu’en a enregistrée Pierre Boulez. J’ai été attiré très jeune par la musique du début du xxesiècle. À douze ans, je voulais composer de la musique sérielle. Au Conservatoire de Paris, c’est sur cette œuvre très stricte que j’ai choisi de faire mon mémoire d’analyse. Je me souviens avoir noté tous les renversements, toutes les séries et même d’avoir repéré certaines erreurs de permutation dans la partition éditée.Il est très rare que l’Ensemble intercontemporain invite des solistes. Ce projet de jouer le Kammerkonzert de Berg est d’autant plus enthousiasmant qu’il met en valeur les liens d’amitié qui ont présidé à son écriture.

Renaud Capuçon : Je l’ai moi aussi découvert dans cette célèbre version dirigée par Pierre Boulez, avec Pinchas Zukerman, Daniel Barenboim et l’Ensemble intercontemporain (extrait ci-dessous). C’est au festival de Lugano, en 2016, que je l’ai joué la première fois avec Martha Argerich et je le joue depuis régulièrement avec Nicholas Angelich.

Dans ce concerto de chambre, les instruments solistes ne sont pas présents d’un bout à l’autre de la partition. Comment percevez-vous ce dialogue concertant ?

R.C. : Ce qui est extraordinaire avec cette œuvre, c’est son architecture si particulière. Ces parties distinctes avec les instruments solistes qui entrent séparément tout d’abord, puis cette cadence où les deux dialoguent avant que tous les instruments les rejoignent : il y a une grande originalité dans cette idée de réunir deux instruments emblématiques avec un ensemble d’instruments à vent. Cette singularité s’accompagne d’une extrême complexité en même temps que d’une indéniable dimension sensuelle.

B.C. : J’aime beaucoup les œuvres hybrides qui questionnent la forme. Souvent, on perçoit une délimitation entre masse orchestrale et ligne soliste. Dans le Kammerkonzert, ce qui frappe d’abord, c’est l’héritage du concerto grosso avec les séries qui se déplacent d’un instrument à l’autre comme des lignes mélodiques, même si l’on peut repérer certains moments solistes. Comme les Kammersymphonies de Schoenberg auxquelles il rend hommage, le Kammerkonzert demeure un ensemble très orchestral avec des interventions très séparées.

Comment appréhender le volume et les timbres si spécifiques d’un effectif d’instruments à vent ?

B.C. : On note une entité orchestrale et une sonorité très particulière dans ces instruments. L’écriture entrelace toutes les parties, au point qu’on se demande parfois qui est soliste et qui ne l’est pas. En revanche, il y a un périmètre bien délimité par la nature des timbres.

R.C. : L’œuvre pose un problème d’équilibre, qui exige de trouver des solutions avec la disposition, surtout dans la grande salle de la Philharmonie.

 

 

Cette incursion dans la seconde École de Vienne vous donne-t-elle envie d’explorer d’autres pans de la musique du xxeou même de la musique contemporaine ?

B.C. : Pierre Boulez m’a dit un jour : « Les interprètes manquent de courage. » Je souhaite désormais consacrer davantage de place à la musique contemporaine. Au dernier festival Présences, j’aurais dû interpréter une pièce de Wolfgang Rihm, mais il n’a malheureusement pas pu la terminer pour des raisons de santé. J’ai aussi créé, avec un grand plaisir, un nouveau concerto de Michael Jarrell à la Philharmonie en mai 2019.   

R.C. : Je suis fasciné par l’esthétique de la seconde École de Vienne, j’ai joué à de nombreuses reprises le Langsamer Satz de Webern et le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg. Je travaille l’unique Concerto pour violon de Schönberg et j’ai le projet de monter son Pierrot lunaire ou sa Fantaisie pour violon et piano, pourquoi pas avec Bertrand d’ailleurs…

Extrait du Kammerkonzert d’Alban Berg enregistré en 1978 par  Daniel Barenboim, piano / Pinchas Zukerman, violon / Ensemble intercontemporain / Pierre Boulez, direction

 

Photos : Bertrand Chamayou (à gauche) © Marco Borggreve / Renaud Capuçon © Frédéric Stucin & Pasco & Co ; Alban Berg – DR