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bereshit. Entretien avec Matthias Pintscher, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 24/09/2013


bereshit de Matthias Pintscher sera créé le 27 septembre 2013 à la Cité de la musique. Le titre de l’œuvre est un mot hébreu, le premier de la Torah, qui signifie « à un commencement ». Le compositeur et nouveau directeur musical de l’Ensemble intercontemporain livre dans cet entretien quelques clés d’écoute sur cette création sur la création.

Quelle place bereshit occupe-t-elle dans votre production ?
C’est à mon sens l’œuvre la plus importante que j’aie produite ces dernières années. On y retrouve toutes les idées que j’ai développées dans des œuvres comme Mar’Eh, mon concerto pour violon, ou She-Cholat Ahavah Ani pour chœur…
bereshit est le premier mot de la Torah. Contrairement à ce qu’on pense habituellement, si l’on se penche sur la syntaxe hébraïque, le mot signifie « à un commencement » et non « au commencement ». Je trouve ce distinguo fascinant, du point de vue aussi bien philosophique que spirituel : un cycle s’ouvre, mais ce pourrait tout aussi bien être un autre cycle. Peut-être ce cycle n’est-il pas le premier et, peut-être, lorsqu’il se refermera, un autre prendra-t-il sa place…
En fin de compte, bereshit n’est rien d’autre qu’une pièce sur la création divine en sept jours. L’œuvre se décompose en sept unités, que j’ai délibérément dissimulées, à l’écoute comme sur la partition, pour éviter que les musicologues ne fassent des conclusions hâtives en entendant, ici les étoiles, là les créatures de la mer…

Pour ouvrir la pièce, j’ai recherché ce que je pourrais décrire comme la « condition primordiale du son ». Le néant absolu. J’ai choisi une note unique, un fa naturel dans le medium. Introduite par la contrebasse, cette note solitaire passe d’un instrument à l’autre, en changeant peu à peu de couleur et de qualité. Graduellement, de nouvelles hauteurs sont introduites, qui forment accords et harmonie, pour générer au cours de l’œuvre l’entièreté du catalogue d’objets musicaux (harmonie, lignes, gestes, orchestration).
Cette ouverture m’est venue comme la traduction sonore d’un phénomène visuel et psychologique. Nous avons tous fait ce genre d’expérience au moins une fois dans notre vie : en tant que musicien, constamment par monts et par vaux, perdu dans le décalage horaire, cela m’arrive fréquemment dans des chambres d’hôtel anonymes, à Boston, Barcelone, Bayreuth ou ailleurs. La fatigue est telle qu’on ne trouve pas le sommeil. Lorsqu’il nous surprend enfin, on ne s’en aperçoit pas. On se réveille ainsi au milieu de la nuit, l’obscurité est presque totale, on ne sait pas où se trouve l’interrupteur et on n’a aucune idée de l’heure ou du lieu. On en paniquerait presque ! Puis les yeux s’habituent à la pénombre, on commence à distinguer les contours. Dans le même temps, il nous faut au moins une quinzaine de secondes avant de se rappeler la ville, l’hôtel, la chambre. Au début de bereshit, on n’entend absolument rien. Il faut tendre l’oreille, rassembler toute son attention avant de percevoir un son ténu, dont on peut légitimement douter de la réalité.

La pièce suit ensuite la description des six jours de la création. D’innombrables objets sont inventés pour tenter de la représenter pour que, au septième jour, tout ait été dit et conçu. On prend alors un peu de recul : le rideau se lève sur le monde, et nous pouvons en contempler les beautés. On lâche prise, on cesse d’introduire de nouveaux matériaux, tout roule tout seul. C’est ce qu’on appelle le Shabbat. bereshit est finalement une œuvre spirituelle, dans l’écriture de laquelle je suis parvenu à réellement prendre mon temps pour présenter chacune de mes idées. En ce sens, cette partition est une lointaine parente de la musique de Bruckner, qui se déploie sans se hâter.

bereshit fait partie d’une série d’œuvres dont les titres sont en hébreu, mais cette série n’a commencé que très récemment, il y a cinq ans : pourquoi ?
Je suis juif, mais je n’ai pas réellement reçu une éducation juive. Enfant, j’ai fréquenté une école hébraïque, mais je m’en suis complètement désintéressé ensuite. Ce n’est qu’autour de la trentaine que cela m’est revenu. J’ai alors entrepris d’apprendre l’hébreu et passé beaucoup de temps à étudier les multiples couches de texte sédimentées de la Torah, de la Mishnah, du Talmud et de la Kabbale. Le judaïsme n’a cessé de se réinventer : la Torah, qui n’est pourtant qu’un texte assez court, mais très dense, a été interprétée et commentée en tous sens pendant des millénaires.
Non pratiquant, mais habité par le spirituel, ces textes magnifiques m’ont grandement inspiré. D’autant que l’hébreu est une langue extrêmement riche, saturée de polysémies. Si l’on veut la traduire en allemand, en anglais, et surtout en français, on a souvent besoin de quatre à cinq fois plus de mots que dans le texte original ! C’est aussi une qualité à laquelle j’aspire au sein de mon écriture. Prenez le début de La Mer de Debussy, par exemple : c’est un son incroyable qui naît d’une page quasi vierge de toute indication. Coucher moins d’informations sur la page se révèle parfois bien plus efficace et expressif. J’essaie ainsi d’utiliser des couleurs ou des harmonies qui, si on les isole, peuvent nous emmener dans différentes directions, mais qui sont toujours redéfinies par ce qui les précède et ce qui les suit.

Avez-vous le sentiment que l’œuvre changera au contact de l’Ensemble intercontemporain ?
Je suis très heureux de diriger bereshit à Paris, et très impatient d’entendre ce qu’elle donnera sous les doigts de musiciens français : en un sens, ce pourrait être une œuvre française, tant les timbres et couleurs sont imprégnés des grands maîtres français. Je ne pourrais pas dire que je l’ai écrite sur mesure pour les musiciens de l’Ensemble intercontemporain, mais j’ai certainement été très inspiré par leur jeu au cours de la composition. Je sais dans quelle mesure ils sont sensibles aux moindres nuances, aux couleurs les plus subtilement délicates, et je suis persuadé que bereshit s’épanouira entre leurs mains. J’espère que nous la jouerons à de nombreuses reprises dans les trois saisons à venir : cela pourrait devenir notre carte de visite. Avec cette première parisienne avec l’Ensemble, qui en est d’ailleurs l’un des commanditaires, bien avant que l’on songe à moi pour prendre la direction artistique, un cycle se referme – et bereshit signifiant « un commencement », la symbolique est idéale pour ouvrir cette nouvelle ère dans notre histoire…

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Photographies : Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain