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Alberto Posadas, Tenebrae

Entretien Par Véronique Brindeau, le 12/06/2013


Tenebrae, la nouvelle œuvre d’Alberto Posadas pour six voix solistes, ensemble et dispositif électronique, sera donnée en création à la Cité de la musique à Paris ce 15 juin 2013. Le compositeur espagnol nous en présente ici les caractéristiques.
Tenebrae se réfère à L’Office des Ténèbres, dont votre partition reprend des extraits de la liturgie en latin. Vous y associez des poèmes allemands de Stefan George, un des auteurs de prédilection de Schönberg, ainsi que des fragments de Rilke et de Novalis : quels liens tissez-vous entre un texte ancien et sacré et ces poèmes profanes, plus proches de notre époque ?
J’ai cherché à donner au texte original de L’Office des ténèbres un caractère plus abstrait que celui de la mort du Christ, point de départ de cet office. Il s’agissait pour moi de construire quelque chose en rapport avec l’expérience de la mort, et plus concrètement d’une mort attendue en conscience, et de la réaction qu’une telle mort peut engendrer.
Pour cela, j’ai imaginé inclure des textes profanes, écrits à une époque très éloignée du texte latin d’origine. Sans être religieux au sens strict, ces textes devaient selon moi être intimement liés à l’esprit du texte original.
J’ai alors aussitôt pensé à Stefan George, dont Schönberg utilise un poème dans son second quatuor. Les poèmes que choisit Schönberg sont de ceux qui restent gravés dans la mémoire, et de fait j’ai utilisé une partie du même poème que celui choisi par Schönberg pour ce quatuor [opus 10, avec voix de soprano dans les deux derniers mouvements]. J’ai choisi ce texte en me fixant un but précis : l’insertion de ce texte à l’intérieur du texte latin devait s’opérer de façon tout à fait naturelle. Comme si, une fois l’insertion opérée, on pouvait imaginer que Stefan George avait écrit son poème à partir du texte de L’Office des ténèbres. Or cette inclusion s’est avérée si aisée que j’en suis venu à me demander pour quelles raisons elle se faisait si facilement. Il m’a semblé que cela tenait à ce que la poésie de Stefan George partage avec les textes de nature religieuse trois caractéristiques : un contenu spirituel élevé, un usage abondant du symbolisme et un certain hermétisme.
Et c’est après avoir pris conscience de ces qualités communes que j’ai choisi deux autres poètes : Novalis, qui possède selon moi la première de ces caractéristiques, et Rilke, dont je dirais qu’il possède les trois.

Quelle a été votre approche formelle dans cette nouvelle œuvre: recourez-vous à des principes d’organisation comparables à l’emploi des fractals dans Abismo de llantos y de ternura ou aux mouvements browniens de Liturgie de silence ?
Dans Tenebrae, il n’existe pas de formalisme apparenté à des principes mathématiques. L’approche formelle découle en fait de trois facteurs. En premier lieu, la construction du texte avec l’insertion des poèmes ; puis, les différents traitements de ce texte, qui déterminent directement le type de matériau sonore ; enfin, le traitement électronique associé à la partie vocale. Ces trois facteurs ont été traités simultanément dès le départ, bien que, très logiquement, l’électronique en temps réel n’ait été déterminée dans le détail qu’à la toute fin du processus.
L’établissement du texte a représenté une part très importante du travail, car à chaque fois que je choisissais des extrait de L’Office des ténèbres et des extraits de poèmes à intercaler, je définissais aussi les relations entre ces deux sources textuelles, ainsi que le matériau sonore requis par ces relations. Certaines parties de Tenebrae superposent les textes en latin et en allemand à la manière d’un motet polytextuel. Dans d’autres, cette superposition contrôle également l’entrée du texte profane. À d’autres moments encore, une désintégration phonétique du texte coexiste avec son énoncé complet, et parfois le texte devient pure sonorité, sans contenu sémantique.

L’instrumentation elle aussi est très liée à la conception formelle, de façon plus extérieure et plus évidente : par l’alternance entre les parties purement instrumentales, sans traitement électronique, et les parties en tutti avec transformation électronique de la partie vocale, ce qui contribue à définir des espaces sonores distincts. L’instrumentation joue aussi un rôle fondamental au niveau formel car je cherche à l’intégrer le plus possible dans les sonorités vocales déjà transformées, de manière à souligner les formes qui se dégagent du texte.
En ce qui concerne votre emploi des dispositifs électroniques, y a-t-il une continuité par rapport à vos œuvres précédentes ?
Dans les œuvres que j’avais précédemment développées à l’Ircam, j’avais toujours travaillé à partir de musique instrumentale. Avec Tenebrae, j’ai donc dû faire mon apprentissage sur un terrain nouveau. La collaboration avec Thomas Goepfer, le réalisateur en informatique musicale, a été pour moi très positive. Même si j’ai utilisé quelques traitements déjà employés dans mes œuvres antérieures, Cuatro escenas negras ou Glossopoeia, le fait de les employer pour des voix a entraîné des problématiques différentes, en particulier pour tout ce qui concerne les facteurs perceptifs, par exemple la manière de transformer la voix sans perdre la relation avec la source acoustique d’origine. Ce type de questionnement appelle une solution distincte pour chaque source acoustique, tout en utilisant un seul et même processus de transformation.
Un autre aspect du travail que je n’avais pas abordé précédemment, et que j’ai trouvé passionnant, c’est l’emploi du son des instruments en tant que source sonore susceptible d’en transformer d’autres. Les percussions, les instruments à vent peuvent ainsi être utilisés pour transformer le son des voix, et l’emploi du streching peut créer un contrepoint spatial. Autant de principes nouveaux pour moi – même s’ils ne le sont pas pour l’Ircam.
Extrait de Tenebrae
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Propos recueillis et traduits de l’espagnol par Véronique Brindeau
Photographies  DR
Extrait musical :
Tenebrae
pour 6 voix, ensemble et électronique
répétition du 13.06.2013 à la Cité de la musique
Ensemble vocal Exaudi
Ensemble intercontemporain
François-Xavier Roth, direction
Thomas Goepfer, réalisation informatique musicale Ircam