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Entretien avec Alberto Posadas

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/09/2005

Pouvez-vous nous préciser le sens de ce titre, « Abîme obscur de pleurs et de tendresse », et les circonstances de la composition de l’œuvre ?
Cette commande de l’Ensemble intercontemporain est arrivée au moment de la guerre en Irak. Comme beaucoup de gens, je me suis trouvé dans une situation d’impuissance, d’incompréhension et de désorientation face aux assassinats d’enfants, comme devant l’abîme obscur et profond de l’insensibilité humaine. Ce que je pouvais entreprendre de plus sincère, en tant que compositeur, était de faire de cette œuvre un hommage aux enfants victimes de toutes les guerres, pour trouver un germe de création devant la mort et la destruction.
On associe parfois votre nom à la musique « spectrale ». Comment vous situez-vous par rapport à ce courant ?
Je ne suis pas un compositeur « post-spectral ». J’ai d’abord commencé à -travailler avec des modèles mathématiques appliqués à la composition, surtout les fractals. Et c’est à partir de l’écriture de Cripsis, pour ensemble, en 2001, que je me suis mis à utiliser le spectre d’un son pour créer un modèle fractal grâce à des itérations. Cette rencontre avec le « monde spectral » m’a ouvert de nouvelles possibilités que je continue d’explorer. Gérard Grisey disait que le spectralisme n’était pas un système, mais une attitude. C’est ce qui me rapprocherait le plus de ce courant. L’attitude spectrale consiste à fouiller l’intérieur du son pour en extraire des processus avec lesquels contrôler la composition. Personnellement, je m’intéresse avec la même finalité à différents phénomènes de la nature parmi lesquels le son n’est qu’un cas particulier.
Pourriez-vous préciser le sens du terme « fractal » ?
Un fractal1 est un objet mathématique qui se construit par l’itération d’un algorithme, et qui a deux caractéristiques. D’une part, sa dimension est un nombre fractionnaire (d’où son nom), intermédiaire entre deux nombres entiers, au contraire de la dimension euclidienne, qui est un nombre entier. D’autre part, un fractal a une structure « d’auto-similarité », c’est-à-dire qu’en zoomant sur une partie, le tout refait son apparition : on observe le même objet même en augmentant l’échelle. Le plus fascinant de ces structures est que nous pouvons les rencontrer dans de nombreux éléments naturels tels que les montagnes, les nuages, les fougères, ou encore dans notre propre organisme, dans le système sanguin, les bronches, les neurones.
L’emploi de l’électronique modifie-t-il votre façon de composer ?
L’électronique offre au compositeur quelques moyens et impose quelques limites, qui conditionnent le choix des matériaux musicaux comme le mode d’application du système de composition. Mais il en va de même avec les instruments acoustiques. Dans Snefru, pour accordéon et électronique, je n’ai pas considéré que j’avais deux instruments à ma disposition mais un seul. C’est en ce sens que l’électronique m’intéresse, parce qu’elle est totalement amalgamée aux instruments. Si je devais décrire mon processus de composition, je le diviserais en trois étapes, qui ne sont pas successives, au sens strict, mais orientent la forme que je vais donner à l’œuvre. Mon premier travail est de choisir mes matériaux, comme un sculpteur. Mon deuxième travail s’apparente à celui d’un architecte. Je réalise des plans pour établir la distribution spatio-temporelle de l’édifice sonore. Pour la troisième étape, je travaille plus comme constructeur et décorateur. J’élabore l’édifice avec tous ses détails, et c’est là qu’il y a le plus de différences, du fait des techniques de réalisation. Je dirais que je ne souffre pas de « schizophrénie compositionnelle » : je ne dédouble pas radicalement ma manière de penser la musique selon que j’emploie ou non l’électronique, en tout cas pas davantage qu’en écrivant pour tel ou tel type d’instrument.
Votre emploi des fractals est-il mieux adapté à des pièces avec électronique ?
Le problème principal de l’emploi des -fractals, c’est que malgré des points de départ très simples, on parvient selon les itinéraires à de très hauts niveaux de complexité. En traduisant à la lettre cette complexité dans l’écriture instrumentale, cela donnerait des résultats irréalisables. Il faut donc continuellement effectuer des approximations, ce qui fait perdre une partie de l’information, ou contraint, pour le moins, à la distordre. L’électronique est de ce point de vue très malléable. Disons que la transposition du comportement fractal à la musique instrumentale est plus grossière que pour la musique électronique. Dans Liturgie de silence pour flûte et électronique et dans Mémoire de « non existence » pour piano et électronique, j’ai employé des mouvements browniens pour générer des fichiers MIDI. J’ai utilisé les mêmes mouvements pour les parties instru-mentales, mais le niveau de définition du résultat final n’offre qu’une approximation schématique du mouvement qui apparaît, lui, plus strictement dans la partie électronique. Mais je n’ai pas seulement -employé les fractals pour réaliser des œuvres avec électronique. Dans Snefru, je me suis servi des dimensions de la pyramide du pharaon Snefru comme modèle numérique de base. La transposition de l’espace architectonique au temps musical est une autre des voies qui m’attirent en tant que compositeur.
Quelle est votre approche formelle dans Oscuro abismo de llanto y de ternura ?
Je n’ai pas essayé d’explorer quelque chose de radicalement neuf. Pour moi, l’art passe avant toute spéculation. Chaque œuvre suppose d’effectuer un pas de plus, si petit soit-il. Oscuro abismo de llanto y de ternura est un pas de plus dans la voie entreprise avec Cripsis. J’ai cherché à créer une structure qui soit un reflet de la structure interne d’un son, en appliquant les relations numériques des fréquences du spectre harmonique comme « germe fractal », et en créant un réseau d’« auto-similarité » grâce à des itérations. Cette structure a pour but de contrôler trois types de matériaux, que j’appelle « son noir », avec un traitement très dense des graves, « choral », généré à partir de multiphoniques de bois, et « particules gazeuses » avec des mouvements isotropes de dessins des cordes. Tout cela, à l’intérieur de ma production, constitue un pas supplémentaire.
Propos recueillis et traduits par Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n° 27 – octobre-décembre 2005


1– Le concept de fractal a été introduit par Benoît Mandelbrot en 1975 dans le but d’étudier les processus et les formes irrégulières ou fragmentées que l’on trouve dans la nature (éponges, nuages, lignes côtières, etc.) ou en mathématiques.