Victor le Masne : un marathon à 100 à l’heure.
L'invité.eLors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 cet été, l’Ensemble intercontemporain a eu le privilège et le plaisir d’interpréter la musique du tableau « Synchronicité » composée par le directeur musical de Jeux Olympiques et Paralympiques, Victor le Masne. Rencontre avec ce compositeur aux mille casquettes, qui en est déjà à son deuxième titre musical olympique.
Comment êtes-vous devenu le directeur musical des cérémonies des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 ?
Tout a commencé en 2021, quand j’ai réalisé un arrangement de la Marseillaise à l’occasion de la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques de Tokyo. Quand on m’a contacté, il se trouve que j’étais en vacances en Tanzanie avec ma femme, qui était enceinte. C’était nos dernières vacances avant l’arrivée de l’enfant, donc elles revêtaient une importance particulière pour nous. C’est alors que je reçois un appel téléphonique, quasiment le premier jour de mes vacances, pour me commander un arrangement de la Marseillaise. Le morceau était à rendre quinze jours après. Et comme toujours dans ces moments-là, j’ai dit oui sans réfléchir, même si je n’avais rien pris avec moi. Il était loin d’être sûr que je sois retenu car il y avait comme une compétition entre plusieurs compositeurs. Pendant quinze jours, je n’ai pas fait de musique, mais je sentais l’idée monter en moi, en me promenant, en nageant, en observant… Dès mon retour à Paris, je me suis installé au piano : il ne me restait plus qu’une nuit pour composer. Et j’ai changé toute l’harmonie de la Marseillaise. À la fin, il n’y avait plus un seul accord de l’hymne original. Elle n’était plus ce chant militaire, mais un hymne serein, de paix, en adéquation avec les valeurs de Pierre de Coubertin. Personne ne m’avait demandé une telle rupture, mais je crois que l’idée a plu à Tony Estanguet et Thierry Reboul. Ma Marseillaise a été acceptée, puis jouée par l’Orchestre national de France en juillet 2021, et quelques années après, j’ai été rappelé pour les JO de Paris 2024 !
Entre temps, j’avais commencé à travailler avec Thomas Jolly sur le spectacle Starmania, dont il était metteur en scène. Ça a été une vraie rencontre créative, passionnante. Quand j’en ai pris la direction musicale, il restait six mois… six mois d’intensité extrême ! Vers la fin, à peine quelques jours avant la première, il a été nommé directeur artistique des cérémonies des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris. Il m’a alors demandé si je voulais devenir son directeur musical, et j’ai tout de suite dit oui ! Je suis un peu comme ça : je dis oui et je réfléchis après… mais je ne regrette absolument pas.
Comment avez-vous abordé la tâche, olympienne, de composer plus de douze heures de musique pour ces quatre cérémonies ?
Sur les douze heures de musique que cela représente, seule la moitié est de ma composition, tel que Parade ou SynchroniCity joué par l’Ensemble intercontemporain. L’autre moitié n’est pas de moi. Ce sont des musiques soit écrites par d’autres mais que j’ai réarrangées – je pense, par exemple, aux chansons de Lady Gaga, Aya Nakamura, etc. – soit écrites par d’autres et que je n’ai pas touchées – par exemple, l’œuvre de Claude Debussy ou Maurice Ravel – soit écrites par moi pour d’autres artistes. Tout compte fait, j’ai laissé très peu d’œuvres non retravaillées, puisque même pour le Boléro de Ravel, donné à la cérémonie d’ouverture des jeux paralympiques, j’ai réharmonisé l’introduction et rajouté des synthétiseurs. Ce n’était pas pour mettre ma patte à tout prix, mais pour donner une cohérence, un fil conducteur à l’ensemble. Parfois je réarrangeais tout, parfois un simple détail, mais toujours pour donner une couleur, une harmonie particulière qui crée cette unité sonore. Le public ne s’en rend pas forcément compte, mais d’un morceau à l’autre, on a toujours une cadence ou un détail qui fait que tout s’enchaîne et se reconnaît. On a ce fil conducteur harmonique qui se poursuit sans discontinuité.
Est-ce ainsi que vous avez réussi à créer cette identité sonore ?
Oui. C’était naturel, au fond, puisque j’en étais à la fois le directeur musical, le producteur, l’arrangeur, le compositeur… C’était inhérent au fait qu’il n’y ait qu’une seule et même personne aux commandes, ce que le Comité cherchait. Il a d’ailleurs voulu créer la même chose dans la mise en scène, les costumes, la danse, etc. Nous avions des identités, des personnalités propres, même si nous restions très ouverts aux autres points de vue. Pour ma part, j’ai travaillé avec plus de 500 musiciens sur les quatre cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques et paralympiques : des orchestres symphoniques, mais aussi des artistes des univers pop, rock, metal, funk, etc. Il fallait créer cette unité à partir de la diversité. Je suis un amoureux des musiciens, et de la musique – ou plutôt des musiques, au pluriel. Chaque style m’intéresse, et j’ai essayé de les représenter dans toute leur diversité : de la musique baroque (Rameau) à la pop d’aujourd’hui (Aya Nakamura) en passant par Debussy, Ravel, Johnny Hallyday ou Jean-Michel Jarre. Ce n’était pas pour plaire à chacun, mais pour ouvrir grand l’éventail de la musique française.
Vous avez cité Ravel, Debussy… quelles ont été vos inspirations musicales du XXe et XXIe siècles ?
La musique française du début du XXe siècle me touche particulièrement, Maurice Ravel étant de loin mon compositeur préféré. J’ai une formation de pianiste et de percussionniste, mais je pense que mon amour de l’orchestration et des harmonies me vient de Ravel : sa palette sonore orchestrale si particulière, mais aussi son immense sophistication dans la recherche des couleurs. On a entendu son Boléro, mais aussi Pavane de l’infante défunte réharmonisée. Juste avant le duo Kavinsky-Angèle lors de la cérémonie de clôture, on entend aussi Alain Roche jouer l’Hymne d’Apollon sur un piano suspendu. C’est une mélodie antique qui avait été retrouvée au moment des premiers jeux et demandé au compositeur français Gabriel Fauré de réharmoniser. C’est donc ce que j’ai fait. J’aime ce mélange des styles et des époques, pour que le public puisse passer de l’un à l’autre, du plus pointu au plus populaire, sans barrière aucune.
J’ai aussi beaucoup réfléchi à ce qui a été fait en 1924, lors des derniers Jeux à Paris dont on célébrait le centenaire. À l’époque, existaient encore des épreuves olympiques artistiques (de poésie, de théâtre, de musique…). Le jury était composé de compositeurs comme Béla Bartók, Manuel De Falla et Maurice Ravel ! Et pour la meilleure composition, ils ont décidé de ne remettre aucun prix tellement ils trouvaient toutes les œuvres médiocres. Cela m’a énormément étonné, et j’ai voulu aller à l’encontre de cette forme de snobisme en proposant une palette de styles, du début XXe à nos jours.
Pour revenir à SynchroniCity, que vous présentez comme « une pièce pour orchestre et mobilier urbain », interprétée pendant la cérémonie d’ouverture par l’Ensemble intercontemporain depuis les fenêtres du Tribunal de Commerce : d’où vous est venue l’inspiration ? Quelle a été la narration à l’origine de l’œuvre ?
La pièce commence effectivement avec des bruits de marteau. Sa composition est évidemment liée à la mise en scène de l’artisanat français, auquel nous voulions rendre hommage avec Thomas Jolly [mise en scène], Maud Le Pladec [chorégraphie], Daphné Bürki [costumes] et Damien Gabriac [narration]. La core team, comme on s’appelait, se réunissait régulièrement pour discuter de la cérémonie et de la place qu’on voulait donner à l’art, les cultures (au pluriel), la ville de Paris, son peuple, ses bâtisseurs… et très vite est arrivée la question de Notre-Dame de Paris. SynchroniCity est parti de l’idée d’intégrer en musique les bruits généralement peu agréables de sa reconstruction (les bruits du marteau, des échafaudages, je voulais même utiliser le marteau-piqueur, mais j’ai dû y renoncer). On voulait rendre hommage au fait que des personnes de professions et talents divers travaillent à la reconstruction d’une même œuvre, en même temps – en synchronicité.
D’où le titre de l’œuvre…
Oui, le titre exact est SynchroniCity, en anglais, avec un c majuscule. En français comme en anglais d’ailleurs, le c majuscule fait référence à la Cité, au sens grec du terme : une société qui fait un, qui se synchronise, qui fait corps ! Et puis cette partie de la cérémonie avait lieu sur l’île de la Cité, donc c’est aussi à Paris que je souhaitais rendre hommage. Un jeu de mots qui me permettait de tout dire en musique !
SynchroniCity, Victor le Masne
Pourquoi avez-vous eu le désir de travailler avec l’Ensemble intercontemporain ?
J’ai vu et entendu l’Ensemble intercontemporain en concert quand j’étais enfant, mon père étant compositeur de musique contemporaine. Ce sont des musiciens extraordinaires et prestigieux, avec qui je rêvais de travailler un jour. L’envie s’est concrétisée au moment de composer SynchroniCity, où j’utilisais beaucoup le marimba. La pièce est assez technique, précise, millimétrée, donc je me demandais qui pourrait bien la jouer, et très vite l’EIC s’est imposé. Pendant longtemps, j’étais seul avec moi-même, parce qu’il me fallait éprouver la musique avant de la faire écouter, puis est venu le moment de l’enregistrer en studio avec les musiciens. Comme attendu, l’Ensemble a été d’une précision et d’une rigueur remarquables, sur toute la durée de l’œuvre.
J’avais également en tête un autre ensemble prestigieux, les Percussions de Strasbourg, qui jouent SynchroniCity à la toute fin, et pendant d’autres moments de la cérémonie. L’Orchestre de Paris, aussi, participe à l’interprétation de l’œuvre. J’adore le fait de pouvoir travailler avec des musiciens aussi pointus que ceux de l’EIC ou de l’OP, puis le jour suivant de travailler avec Lady Gaga ou Gojira. J’essaie vraiment d’être aussi honnête et rigoureux dans un univers que dans l’autre, d’entrer dans leur monde, de créer du lien et de proposer une partition intelligente qui leur plaira.
Vous dites avoir travaillé avec plus de 500 musiciens…
Nous avons la chance, en France, d’avoir des formations extraordinaires : l’Orchestre National de France, l’Orchestre philharmonique de Radio France, l’Orchestre de Paris,… mais aussi des ensembles reconnus comme l’Ensemble intercontemporain, les Percussions de Strasbourg, Divertimento, l’Ensemble Matheus… C’était important pour moi de les faire participer aux cérémonies. On a beaucoup entendu de pop, mais aussi beaucoup de musique classique, ce qui a fait travailler énormément d’ensembles, donc j’en suis très fier. Quelle chance pour moi d’avoir eu accès à toute cette virtuosité, à toute cette richesse ! Je voulais faire entendre la joie de la musique, et ça s’est ressenti je crois.
La partition de SynchroniCity a été enregistrée avec trois marimbas, mais pour la cérémonie, il n’y avait de la place que pour deux. Aurélien Gignoux (percussionniste à l’EIC) s’est donc donné pour défi d’interpréter les deux parties en même temps.Oui, et il y est arrivé ! C’est incroyable ce qu’il a fait. Il m’avait déjà impressionné quand je l’ai vu pour la première fois, avec Samuel Favre et Gilles Durot, les deux autres percussionnistes de l’Ensemble, sortir toutes les percussions du stockage pour les essayer, l’une après l’autre. Pendant les derniers mois, où je devais me déplacer à la fois à Paris, New York ou ailleurs, j’avais plusieurs assistants, qui ont notamment pu filmer ces essais sonores pour moi. Après, en les regardant, je me revois encore dire : ça c’est trop bien, ça aussi, et il me faut ça aussi. Je n’en finissais pas ! J’ai toujours ces vidéos que je garde précieusement.
Après les jeux, vous avez décidé de diriger l’orchestre lors du grand Concert de Paris à l’Arc de Triomphe, pourquoi ?
La « Parade des Champions », qui s’est déroulée le samedi 14 septembre sur les Champs-Élysées, a permis de tous nous réunir une dernière fois pour célébrer nos athlètes. J’ai eu envie d’incarner ces jeux, de les vivre jusqu’au bout des doigts. J’ai donc décidé de prendre la direction de l’orchestre ! J’avais déjà dirigé en studio, mais jamais en live – encore moins avec une telle exposition – donc ça m’a donné un trac fou. Mais je voulais le faire à ma manière, c’est-à-dire diriger un orchestre qui me ressemble, avec un mélange d’instruments pop et classiques, pour pouvoir accueillir tous les artistes. Que ce soit pour « Supernature » de Cerrone avec Rahim Redcar, un « Ah ça ira » métal par Gojira et Marina Viotti, ou « Parade ». Je voulais un orchestre à l’image de ma direction musicale, sans frontière. Et diriger était une belle manière de clore mon œuvre, un peu comme un peintre qui signerait son tableau. C’était aussi une façon pour moi de terminer l’aventure, commencée le 8 mai dernier avec l’arrivée de la flamme olympique à Marseille à bord du Belem. Je m’étais mis au piano, pour accompagner l’Orchestre de l’Opéra de Marseille qui révélait Parade pour toute la première fois. J’’ai eu besoin de me lancer, pour le ressentir dans mon corps, en fait. Je me disais : « c’est n’importe quoi, donc allons-y jusqu’au bout » ! Je suis heureux de l’avoir fait au tout début et à la toute fin : la boucle était bouclée.
Quelques mots sur vos futurs projets ?
Respirer ! Et me ré-inspirer. Quand je suis arrivé, Tony Estanguet m’a dit : « tu vas voir, c’est comme un marathon mais à la vitesse d’un 100 mètres ». J’ai besoin de reprendre mon souffle, pour prendre un nouvel envol. Depuis les Jeux Olympiques de 2020, j’ai enchaîné une sorte de séquence de vie : la Marseillaise, Starmania, les Jeux de Paris 2024, l’enregistrement précédent des disques de Kavinsky, Juliette Armanet, Philippe Katherine, l’arrivée d’un enfant… J’ai l’impression qu’un grand cycle de ma vie, de presque 5 ans, s’est clôt par le concert de Paris à l’Arc de Triomphe. Ces dernières années m’ont tellement apporté que je sais que je ne composerai plus jamais de la même manière. J’ai rencontré tant de gens différents, et mélangé de nombreuses formes d’art : la musique, la danse, la narration, le sport… Je sens que cela m’a ouvert une nouvelle voie.
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Remerciements
Je souhaite remercier l’Ensemble intercontemporain pour son écoute bienveillante et son ouverture. Merci aussi à Mehdi Loughraïda, qui en a fait une direction précise et superbe. Merci enfin à Pierre Bleuse, leur directeur musical, qui n’a pas pu être présent à l’enregistrement, mais dont les longs échanges préalables m’ont ouvert les portes de l’Ensemble.
Photos (de haut en bas) : Victor le Masne © Jérôme Bonnet / Bateau de la délégation belge, cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024 © Jack Guez – Pool – Getty Images / Solistes de l’Ensemble intercontemporain pendant la cérémonie © Claire de Montgolfier
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