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« Kraft » de Magnus Lindberg.

Éclairage Par Cyril Beros, le 07/02/2024


Kraft , en suédois (une des langues maternelles de Magnus Lindberg) signifie « force ». Et c’est effectivement la force et la puissance de cette œuvre de 1985 qui saisit l’auditeur, dès les premiers instants. Massif et d’une énergie toute volcanique, Kraft est au programme 100% finlandais du 15 février à la Philharmonie de Paris. 

Le caractère spectaculaire et impétueux de Kraft s’impose d’emblée. L’écoute est immédiatement frappée par la rudesse, parfois proche de la sauvagerie, qui se dégage de la matière sonore. Intégrant une large palette de phénomènes allant jusqu’au bruit brut, l’orchestre est découpé par masses de différentes densités, s’érige en strates hétérogènes libérant une puissance débordante. On a pu comparer ce monde sonore à une sorte de musique concrète orchestrale ou le rapprocher des sonorités des groupes rock et punk berlinois que Magnus Lindberg découvre à cette période. Mais au-delà de ce vitalisme primaire et de son allure accidentée, ce qui confère à l’œuvre son énergie extraordinaire, c’est la présence de forces – « Kraft » signifie « force » justement – qui viennent imprimer aux matériaux des directions précises, inscrire des processus complexes obligeant ces masses hétérogènes à se mouvoir, à se transformer en un sens déterminé, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Ces lignes de forces circulent à travers la salle, se croisent ou s’entrechoquent, émanant tantôt du groupe de solistes, amplifié et spatialisé, tantôt de l’orchestre dont certains membres peuvent à l’occasion se déplacer. « Seul l’extrême est intéressant – la recherche d’une totalité équilibrée est, de nos jours, impossible. Un mode original d’expression ne peut être obtenu qu’à travers le marginal – l’hypercomplexe combiné avec le primitif » disait de sa démarche Magnus Lindberg en 1987. De l’œuvre bâtie en deux vastes parties équilibrées, suivie d’une coda, on ne peut indiquer que quelques traits d’écriture remarquables. Une préoccupation essentielle d’ordre rythmique organise les différentes sections selon des proportions calculées et contrôle l’interaction des strates superposées, notamment leur vitesse de changement.

Le déploiement dans le temps est dominé par l’idée de transformation graduelle d’une situation donnée en une autre : jeu d’interpolations harmoniques ou rythmiques – comme par exemple l’émergence d’une pulsation régulière dans une situation instable -, processus complexes visant à élider les caractéristiques des matériaux de départ pour les fondre dans une nouvelle identité homogène, ou à l’inverse à désagréger une texture-timbre en de multiples composantes. C’est l’action même de forces contraignantes sur les matériaux qui est alors rendue sensible : torsion des figures, compression des progressions harmoniques, effondrements subits d’agrégats gigantesques sur un seul son, engourdissement de l’activité conduisant à des points de focalisation extrêmement tendus. Enfin, Kraft fait montre d’un sens dramatique très sûr : l’écriture n’hésite pas à trancher dans la complexité et la continuité de l’élaboration pour désigner avec plus de clarté les principales articulations formelles, opérant alors par de radicales simplifications du discours ou des raccourcis inattendus, ou encore à ménager des plages de détente sous la forme de moments plus méditatifs ou suspendus.

 

 

Photos (de haut en bas) : © Marion Kalter/Lebrecht Music & Arts / Kraft, Cité de la musique, 2006 © EIC