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« En général, c’est plutôt la réponse A. » Entretien avec Péter Eötvös, compositeur et chef d’orchestre.

Entretien Par David Christoffel, le 11/12/2023

Le 10 janvier, à la Cité de la musique, l’EIC fêtera les 80 ans de Péter Eötvös. Le compositeur et chef d’orchestre hongrois revient sur les évolutions récentes de son travail musical et ses années passées à la tête de l’Ensemble intercontemporain, de 1979 à 1991.

Péter, vous souvenez-vous de ce que vous faisiez le 2 janvier 2014, pour votre soixante-dixième anniversaire ?
Quand on commence à passer les soixante ans, je pense qu’il y a trop de fêtes : 70, 75, 80… Même si ça fait quand même plaisir. Pour mon soixantième anniversaire, l’EIC a organisé un petit festival avec plusieurs concerts. J´ai demandé à inviter aussi Chick Corea, parce que j´aime beaucoup le jazz. Quand j’en ai eu soixante-dix, j´étais dans le public, et mes amis musiciens, musiciennes, acteurs et actrices ont donné pour moi un programme très varié de musique et de théâtre. Et quand nous avons fêté mon soixante-quinzième, on n’a joué que ma musique et on a tourné un film documentaire. Depuis, ma vie est devenue plus dense encore qu’avant.

Avez-vous le sentiment que votre musique a évolué ces dix dernières années ?
Je pense qu’il y a maintenant plus de contrastes entre les caractères musicaux, surtout dans mes opéras, mais aussi dans les concertos. Au cours de ces dix dernières années, j’ai écrit sept concertos : pour violon, pour alto, pour contrebasse, pour piano, pour saxophone, pour deux orgues, et pour harpe. J’ai été très occupé : entre tous ces concertos, il y eut aussi quatre opéras, l’oratorio Hallelujah, quatre pièces orchestrales, deux pièces pour ensemble, et mes activités de chef d’orchestre et de pédagogue. Ça a été une période très intense et j’en suis très heureux.

Dans Adventures of the Dominant Seventh Chord qui ouvrira votre concert anniversaire, vous mettez en contraste deux cultures musicales, celles de l’Europe occidentale et de l’Europe orientale. Mais est-ce qu’il n’y aurait une manière « à la hongroise » de vouloir faire éclater cette tension-là ?
Cela fait soixante ans que je m’occupe de ce problème-là. La musique occidentale est verticale. La musique orientale est horizontale. Dans cette dernière, l’accompagnement ne joue pas un grand rôle. Ici, il s’agit du contraste des deux cultures. La septième de dominante est un accord typique de la culture musicale occidentale. C’est une structure d’accords verticaux, quatre notes les unes au-dessus des autres, qui donnent au public un signal clair que se prépare le processus de clôture. Le système occidental majeur-mineur pense en termes d’harmonie. Mais la musique folklorique orientale obéit aux règles de la mélodie. En musique classique, les cadences finales jouent sur la relation dominante-tonique. Donc du bas vers le haut. Par contre, la formule de clôture pentatonique orientale la – mi se ferme du haut vers le bas. Comme des images en miroir de l’une de l’autre.

On ne peut pas faire éclater cette tension, mon travail consiste à faire danser les deux systèmes l’un avec l’autre. D’abord on entend une septième de dominante, c’est la partie de la musique occidentale. Après, un mouvement de danse suit, cela devient de la musique folklorique instrumentale de Transylvanie (là où je suis né). La base de l’œuvre, c’est le contraste des deux cultures.

C’était déjà pour un anniversaire (les dix ans de l’EIC) que vous composiez Chinese Opera. Même si c’est une pièce concert, vous dites qu’elle a été élaborée « dans la perspective d’une présentation scénique », cela signifie-t-il qu’une théâtralité peut s’incruster dans la musique sans qu’elle se déploie dramatiquement ?
J’ai écrit Chinese opera après une longue pause artistique. J’étais très honoré d’écrire une œuvre spéciale pour le dixième anniversaire de l’Ensemble intercontemporain, une pièce qui correspondait à leurs hautes connaissances techniques. Depuis ma jeunesse, j’ai un rapport très intense avec le théâtre, les quatre mouvements de cette pièce sont dédiés à quatre metteurs en scène célèbres (Peter Brook, Luc Bondy, Klaus-Michael Grüber et Patrice Chéreau). La pièce est donc fortement liée au théâtre.

 

                                                                    Percussions dans Chinese Opera 

J’ai aussi une anecdote importante à ce sujet : en 1986, Kent Nagano directeur musical de l’Opéra de Lyon était invité à diriger un concert de l’EIC. Quand il a entendu parler de cette pièce Chinese Opera, il a pensé que c’était un véritable opéra avec des chanteurs, à cause du titre. Il m’a demandé si l’on pouvait le jouer à l’opéra et quand j’ai lui dit que c’était une pièce d´orchestre, il m’a tout de suite demandé si j’accepterais d’écrire un véritable opéra pour l’Opéra de Lyon. J’ai préparé ça pendant longtemps, et 10 ans après, j’ai fini mon opéra intitulé Trois Sœurs. C’était le début de ma carrière en termes d’écriture d’opéra. J’en ai écrit 13 depuis.

Cela fait dire au musicologue François-Gildas Tual que « toute musique est théâtre par nature ». Cette phrase pourrait vous faire répondre :
A – non, quand même pas à tous les coups
B – oui, assurément, quoiqu’on fasse
C – ça dépend de mon humeur
D – ça dépend de l’humeur du public 

En général, c’est plutôt la réponse A. Cependant, dans mes œuvres, c’est presque toujours la réponse B. Il faut dire que ma musique est vraiment théâtrale. Il y a toujours une histoire, une action derrière. Chaque note veut dire quelque chose. Et les notes sont souvent très liées à la parole. Même mes concertos sont les portraits des solistes pour qui je les ai écrits. J’ai toujours besoin du contact personnel quand je compose, c´est évident. Parce que je suis aussi chef d´orchestre. Je connais les possibilités mais aussi les difficultés.

Si les concertos sont des portraits, l’ensemble est-il plutôt un paysage ou un miroir ?
La fonction de l’orchestre ou de l’ensemble peut varier d’une fois à l’autre. Par exemple, le soliste de mon troisième concerto pour violon se promène dans les jardins et les palais de l’Alhambra. Il a une relation très forte avec l’eau et le marbre. La mandoline se joue directement derrière le soliste et le son étincelant de son instrument irradie vers lui la lumière du soleil de Grenade. Cziffra psodia tente de dresser le portrait du pianiste virtuose d’origine hongroise George Cziffra, qui a fait d’une chapelle de Senlis un centre culturel, sur les conseils d’André Malraux. Tous les éléments musicaux dramatiques de l’œuvre cherchent à refléter cette vie turbulente avec une très grande précision biographique. De même, l’ambiance sonore de Multiversum est présente déjà dans le titre. Je suis très intéressé par le cosmos, et pour continuer l´idée de ma pièce pour piano intitulée Kosmos composée en 1961, j’ai réussi à créer dans Multiversum un univers sonore cosmique avec un grand orgue à tuyaux et un orgue Hammond.

Est-ce qu’avec le recul, ressentez-vous qu’avoir dirigé l’Ensemble intercontemporain a fait évoluer votre personnalité de compositeur ? De quelle manière ?
Les 13 années que j’ai passées à l’EIC sont tombées au moment le plus opportun de ma carrière. J’étais encore jeune, mais j’avais déjà assez d’expérience professionnelle. Et j’étais de la même génération que les musiciens. On se comprenait bien. Tous les musiciens de l’ensemble maîtrisaient leur instrument au plus haut niveau technique et l’élaboration de la finesse dynamique et articulatoire était un thème constant. J’étais particulièrement précis en matière de tempo et de rythme. C’est pourquoi Pierre Boulez m’a choisi. Ma principale qualité en tant que chef d’orchestre était de penser en compositeur. Et vice versa. Si je suis entré en contact avec presque tous les compositeurs importants de l’époque au cours de ces treize années à l’EIC, mon style musical et ma technique de composition sont restés totalement indépendants de tous les autres compositeurs, comme le montre bien Chinese Opera ou Trois sœurs. Ce sont des partitions complexes pour les musiciens, mais qui fonctionnent immédiatement. Alors que dans mes œuvres plus tardives, grâce à mes expériences de chef d’orchestre, j’ai employé une technique nettement plus simple qui répondait disons au « standard international ».

Vous me disiez, dans Metaclassique #150, que « le cirque est l’art de plus haut niveau. » parce que l’artiste joue sa vie à chaque fois qu’il se produit. J’ai alors manqué de vous demander en quoi vous jouiez votre vie à chacun de vos concerts ?
Le jeu est le même. Tandis qu’un artiste de cirque joue avec sa vie, un musicien joue pour son but artistique qui est pratiquement sa vie. Pour moi, en tant que chef d’orchestre et compositeur, la rencontre avec l’auditeur et la relation avec le public influencent tous mes concerts, et génèrent en moi une certaine évolution, un changement intérieur vers ce but artistique. Chaque œuvre, chaque concert influence le pas suivant, ce qui vient ensuite.

Où voudriez-vous être le 2 janvier 2034, pour vos 90 ans ?
En 2034 je voudrais être ici, à Budapest, parce que j’ai des sapins dans mon jardin et il faut que je les surveille. Ou, peut-être que ce seront ces sapins qui me surveilleront…

Photos (de haut en bas) : © Csibi / © Franck Ferville