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« Orgia » : un lyrisme exacerbé.

Entretien Par Bertrand Bolognesi, le 15/06/2023


Cela faisait longtemps qu’Hèctor Parra souhaitait créer un opéra d’après la pièce Orgia que Pier Paolo Pasolini écrivit et mit en scène en 1968. Ce sera chose faite le 22 juin au Teatro Arriaga de Bilbao, sous la direction de Pierre Bleuse. Le compositeur catalan revient sur les raisons du choix de ce texte de Pasolini et sa transposition en opéra de chambre.

Hèctor, Orgia vous occupe l’esprit depuis longtemps. Ce texte de Pier Paolo Pasolini vous a déjà inspiré deux pages instrumentales. Avec Orgia–irrisorio alito d’aria [1], vous associez un ensemble baroque à un autre, spécialisé dans la création, et manipuliez une référence à la Johannes-Passion[2]. Est-ce en écho à « je suis une force du passé[3] » ?
Le recueil[4] d’où vient ce vers est là, avec le voyage dans le passé (Orgia, Épisodes 1 et 3), régression à un âge préindustriel où l’on était près de la nature et d’une certaine vérité. L’architecture symétrique de la Saint-Jean me fascine. Orgia est structurellement proche de l’Évangile de Jean, concentré sur la force de la foi, sans sermon. De même que la rage de Pasolini est énergie christique, le pendu du Prologue est une figure christique. À la dernière minute de sa vie, ayant pris conscience de sa Différence, il accomplit, habillé en femme, l’acte le plus puissant pour dénoncer son drame : son suicide accusateur pointe une société pleine d’incompréhension, d’hypocrisie, de cruauté et de mépris pour tout type de minorité. Mon quatuor à cordes Un concertino di angeli[5] est né, dans l’attente de l’opéra, du désir impérieux de composer à partir de l’Épisode 4 d’Orgia.


Plus que les voix des personnages, c’est la poésie qu’incarnent le chant et la métaphore opérée par la situation dramatique. Quelle vocalité pour Orgia ?
Pasolini s’inspire beaucoup du théâtre grec où l’essentiel, par-delà masques et musique, est la poésie. La difficulté est de réaliser un lyrisme parallèle à cette beauté d’un texte dont on ne peut tout garder. Les personnages sont des figures mythologiques en évolution constante – on pense à Médée pour la Femme, à Saturne pour l’Homme. Dans le Prologue, la voix semi-récitée et le chant lyrique coexistent, sur un orchestre dense. Le lyrisme s’impose dès après. Le soprano Aušrinè Stundytè et le baryton Leigh Melrose, deux grandes voix, peuvent tout faire : cette qualité d’engagement total est nécessaire. Les dialogues sont prestes, l’action étant dans le texte. La vocalité de la nostalgie est monteverdienne, accompagnée par l’archiluth.

Orgia est écrit en vers libres. Qu’est-ce que cela implique pour vous ?
C’est un cadeau qui me dicte le rythme ! Le poids placé sur certains mots est musical. Il faut le suivre, c’est tout. Orgiaest rapide. La lenteur, artificielle et laborieuse, de certains opéras d’aujourd’hui ne me plait pas.

Pier Paolo Pasolini – DR

Dans ce contexte, comment avez-vous travaillé le livret ? Avez-vous repris directement le texte de Pasolini ?
Le livret a été préparé par Calixto Bieito, à partir d’une sélection de passages du texte original d’Orgia. Après avoir collaboré avec lui sur deux opéras – Wilde (2015) et Les Bienveillantes (2019) – et après avoir composé deux œuvres instrumentales basées sur Orgia, j’étais très curieux de travailler sur la lecture ou l’interprétation que Calixto pourrait faire du texte pasolinien. Calixto et moi avons évidemment beaucoup échangé tandis que, dans le même temps, je suis entré en contact, à Rome, avec Graziella Chiarcossi, la nièce et héritière de Pasolini. Les vers du livret n’ont pas du tout été altérés, ils sont du pur Pasolini. Le scénario suit la structure de la pièce originale, avec un prologue et six épisodes, en l’essentialisant mais sans omettre aucun aspect fondamental.

Dans son Manifesto[6], Pasolini revendique un théâtre de parole, aux ambitions scéniques minimales, un texte proféré comme une partition poétique. Qu’est-ce que cela implique pour le compositeur ?
Avec une langue si riche, parfaitement ciselée, la vocalité est défi. Des six tragédies qui constituent l’œuvre théâtrale de Pasolini, Orgia est la plus évidente à porter à l’opéra, parce qu’elle pousse la langue jusqu’au bout. Dérangeante, critique, politique, elle est écrite dans une poésie absolue. Entre tendresse et violence, la dialectique est sensible : peut-être est-ce la voix de Pasolini, si douce, proférant des propos forts, désagréables, provoquants.


« Victime qui veut tuer, toi ; bourreau qui veut mourir, moi » : voilà Pasolini poète de l’oxymore. Quelle incidence dans votre opéra ?
Aušrinè Stundytè est un soprano lyrique, parfois dramatique, et Leigh Melrose un baryton lyrique puissant, masculin : je tisse l’oxymore en recourant à son falsetto délicat et au grave affirmé, presque ambigu, de sa partenaire. Orgia est une anatomie du pouvoir, mais qui l’exerce ? Le rituel sadomasochiste a deux maîtres.

Répétition de la parie instrumentale d’Orgia sous la direction de Pierre Bleuse à la Philharmonie de Paris


Dans le Prologue, le pendu s’adresse au public qui, dès lors, connaît l’issue de la pièce. Cela fait d’Orgia un conte, comme La mort i la primavera de Mercè Rodoreda qui vous a récemment inspiré[7]
J’aime beaucoup les contes. Tellement cruels, ils parlent de réalité, au plus profond de nous. Tous évoquent la faiblesse humaine. Ceux de Rodoreda sont parmi les plus beaux. La brutalité des contes leur donne une aura d’irréalité : cette dialectique entre le fait qu’ils disent le réel sur le mode irréel crée un espace pour la musique. Le ritornello final d’Orgia est une formule rituelle issue du conte.


La composition de la pièce vous a-t-elle réservé des surprises ? Est-elle conforme à l’idée que vous vous en faisiez au début de la composition ?
Le processus de préparation et de composition d’Orgia a été assez différent de celui de mes œuvres antérieures. À commencer par son cadre, puisque j’ai passé l’année 2021-2022 en résidence à la Villa Médicis à Rome. Là, j’ai dessiné à l’encre sanguine des dizaines de torses hellénistiques (photo ci-dessous) afin d’écouter leurs voix, pour palper leurs tensions internes et leurs rythmes externes, et stimuler ainsi l’imagination lyrique qui donne vie aux deux protagonistes d’Orgia.



J’ai essayé d’étudier minutieusement cette langue du corps, qui est le fondement de notre culture, pour l’exprimer plastiquement et gestuellement de façon directe et palpable. Chaque trait laisse entrevoir sa direction, l’énergie avec laquelle il a été réalisé et la relation avec les autres. Je me suis inspiré ainsi de la façon radicale et caractéristique de Pasolini d’explorer le passé pour donner une nouvelle lueur au présent susceptible de nous projeter vers le futur. Après chaque session de dessin dans les musées romains, j’ai transposé au studio les états psychologiques vécus face aux originaux grecs et romains. Et ainsi, face au texte d’Orgia de Pasolini adapté par Calixto Bieito, j’ai tenté de donner naissance au lyrisme qui s’exprime au travers des voix.

Quel genre d’opéra est Orgia, finalement ? Une tragédie pure et dure, dans l’héritage de la tragédie antique, ou peut-on y entendre l’acidité de Pasolini ?
On peut lire Orgia comme une tragédie grecque – dans une première version de l’œuvre, Pasolini comptait même y intégrer un chœur. Mais Orgia est dans le même temps une œuvre formidablement moderne, qui nous parle et nous interroge directement en tant qu’êtres du XXIe siècle. C’est un coup de poing dans l’estomac par sa profondeur, sa lucidité, sa complexité et son expressivité exacerbée – si éloignée du politiquement correct qu’elle semble tant marquer notre époque. Je peux affirmer sans ambiguïté que notre version musicale de l’œuvre de Pasolini est un opéra. Un opéra dans sa forme la plus pure.


Propos recueillis par Bertrand Bolognesi au printemps 2022, mis à jour par Jérémie Szpirglas en juin 2023

Photos (de haut en bas) : © Amandine Lauriol / DR / © EIC / Hèctor Parra

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[1] Hèctor Parra, Orgia-irrisorio alito d’aria pour ensemble et orchestre baroque, 2017 ; création par Musikfabrik et Concerto Köln, en 2018 à la Cologne.

[2] Johann Sebastian Bach, Passio Domini nostri J.C. secundum Evangelistam Johannem BWV 245, 1724.

[3] « Io sono una forza del Passato… »

[4] Pier Paolo Pasolini, Poesia in forma di rosa, 1961-1964 ; Garzanti, 1964.

[5] Hèctor Parra, Un concertino di angeli contro le pareti del mio cranio, 2020 ; création par le JACK Quartet, en 2021 à Cologne.

[6] Pier Paolo Pasolini, Manifesto per un nuovo teatro, 1968 ; Nuovi argomenti, 1968.

[7]ctor Parra, La mort i la primavera (tableaux pour un ballet imaginaire d’après le roman éponyme inachevé de Mercè Rodoreda) pour deux ensembles et deux chefs d’orchestre, 2021 ; création par Peter Rundel et Lucie Leguay à la tête du Remix Ensemble et de l’Ensemble Intercontemporain, 23 janvier 2022 à Porto.