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Mark Andre, poète du souffle disparu.

Entretien Par Arnaud Merlin, le 23/05/2023

Avec Dasein 1, sa nouvelle œuvre pour ensemble et électronique, Mark Andre poursuit sa recherche au long cours sur la relation entre présence et absence. Une réflexion empreinte de spiritualité qui se nourrit de la lecture de textes bibliques. Le compositeur français revient sur l’origine et les étapes de composition de cette création à découvrir en première mondiale le 9 juin à la Cité de la musique.    

Mark, à propos de votre pièce wohin, créée en 2021, vous évoquiez la traduction allemande d’un passage de l’Évangile de Jean (3,8) : « Le vent souffle où il veut, et tu en entends le son ; mais tu ne sais d’où il vient [woher er kommt], ni où il va [und wohin er geht] : il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit. »  Lorsque nous vous interrogions l’an passé à son sujet, votre nouvelle pièce pour ensemble et électronique devait s’intituler woher, prend-elle sa source dans ce même passage de l’Évangile ?
Cela renvoie à la même péricope, qui évoque le vent et l’esprit. J’y vois une dimension transcendantale et poétique. Si j’en crois les spécialistes en théologie, c’est lié au mot araméen ru’ach, qui évoque la respiration, le vent, le souffle, donc l’esprit. Cela fait écho pour un compositeur, pas seulement pour la dimension spirituelle, mais en pensant au phénomène de la respiration, et au son du vent : est-il stable ou instable ?
J’aime l’idée d’une musique qui déploie des espaces compositionnels intermédiaires, des éléments en état de disparition. On retrouve cette idée dans l’Évangile : à Pâques, dans l’épisode des disciples d’Emmaüs, le disparu est ressuscité et le ressuscité est disparu…

Depuis lors, la pièce s’intitule Dasein 1 à la place de woher. Pourquoi cela ?
Effectivement, les choses ont évolué, comme elles ont l’habitude de le faire. Le titre renvoie à la bénédiction aaronique (Livre des Nombres 6 : 22-26: « L’Éternel parla à Moïse et dit : Parle à Aaron et à ses fils, et dis : Vous bénirez ainsi les enfants d’Israël, vous leur direz :
« Que l’Éternel te bénisse, et qu’il te garde ! Que l’Éternel fasse luire sa face sur toi, et qu’il t’accorde sa grâce !
Que l’Éternel tourne sa face vers toi et qu’il te donne la paix ! »

Cette dernière phrase est proférée à la fin de chaque office et avant la mise en terre chez les protestants. Elle appartient aux multiples liens théologiques entre juifs et chrétiens, en quelque sorte la bénédiction-disparition en tant que commencement, fin et inversement.

Où en êtes-vous du travail de composition ?
L’électronique de Dasein 1 est en train d’être finalisée et je remercie chaleureusement toute l’équipe de l’Ircam en général et en particulier Carlo Lorenzi, pour le développement, complexe, de la pièce.

N’y a-t-il pas un paradoxe à faire appel à l’électronique pour amplifier la disparition du son ?
C’est une électronique, disons, en extrême introversion. Une introversion qui concerne tous les stades de composition. Le travail à l’Ircam a été engagé afin d’analyser les échantillons développés et enregistrés avec les solistes de l’EIC. Ils ont ainsi collaboré à l’élaboration de l’électronique. Leurs enregistrements constituent le matériau des échantillons numériques. Ceux-ci ont aussi été transformés pour faire vibrer une plaque tonnerre au moyen de transducteurs. Le résultat a ensuite été analysé et intégré au cœur des parties acoustiques, grâce au logiciel d’orchestration Orchidea. Cela crée une commutativité entre les parties électroniques et acoustiques. Ces dernières sont des interstices compositionnels structurellement totalement instables et fragiles entre ces polarités. L’amplification et la composition des échantillons numériques permettent de laisser observer, selon des perspectives les plus intérieures possibles, les traces ultimes de la disparition des espaces temporels, sonores, acoustiques et numériques. Il s’agit du déploiement le plus transparent possible des interstices compositionnels les plus fragiles, les plus instables et — espérons-le — les plus intenses.

 

 

Au programme de ce concert, figurent aussi l’opus 10 de Webern, les Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey, qui a été votre professeur, et Lichtbogen de Kaija Saariaho. Quels liens pourriez-vous tisser entre ces univers musicaux et le vôtre ?
L’opus 10 de Webern fait partie de ce corpus extraordinaire, entre 1910 et 1914, de l’opus 7 à l’opus 11, où l’on constate une décorrélation entre le temps réel et les couches de temps compositionnel, longues et denses ! C’est une idée de la courbure de l’espace-temps, assez proche de ce que j’évoquais chez Schumann. Ce qui m’a marqué chez Gérard Grisey, c’est son obsession de la forme, entre le matériau et son déploiement. Je suis très sensible au traitement vocal audacieux, expressif, presque extraverti des Quatre chants pour franchir le seuil. Quant à Kaija Saariaho, j’ai de l’admiration et du respect pour sa démarche.

Vous collaborez régulièrement avec l’Ensemble intercontemporain depuis une bonne dizaine d’années. Quelle relation entretenez-vous avec son directeur musical Matthias Pintscher ?
Matthias et moi sommes très liés depuis une bonne quinzaine d’années. Nous nous sommes rencontrés lors d’une tournée orchestrale sous la direction de Pierre Boulez, avec au programme Towards Osiris de Matthias, Amériques de Varèse, les Notations de Boulez et ma pièce …auf… 2. Je suis honoré de sa confiance et de sa fidélité, et j’admire ses dons multiples de compositeur, de chef et de pédagogue. Nous semblons avoir en commun de plus des préoccupations spirituelles. Je lui ai d’ailleurs proposé d’enregistrer, de sa voix murmurée, des fragments de textes du Tanakh, de l’Ancien Testament. J’ai aussi demandé aux solistes de l’Ensemble d’expirer et d’inspirer, pour inclure leur respiration dans la pièce, comme des cartes d’identité sonore. Toutes ces années de collaboration avec Matthias et l’Ensemble ont profondément marqué ma vie, et ma musique.

 

Propos recueillis par Arnaud Merlin et Jérémie Szpirglas (avril 2022-mai 2023)

 

Photos (de haut en bas) : © Martin Sigmund / © EIC