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Wolfgang Rihm : « Tutuguri ».

Éclairage Par Wolfgang Rihm, le 04/01/2022


Le 17 janvier, la Philharmonie de Paris sera le théâtre d’un concert hors normes comprenant une seule œuvre, mais quelle œuvre, le titanesque et tellurique Tutuguri de Wolfgang Rihm. L’inclassable compositeur allemand revient sur l’origine, poétique, de ce grand cycle rarement joué en intégralité.  

À la première lecture du texte d’Artaud (Tutuguri. Le rite du soleil noir), un flux de musique, une précipitation de musique, comme autour d’un aimant : des dépôts de musique. Bientôt, ce n’est plus le poème qui constituera le point de départ, mais la conception du théâtre chez Artaud. Ma première idée d’une réalisation chorégraphique, uniquement avec cette musique et la vision théâtrale d’Artaud, est donc de s’éloigner d’un théâtre à intrigue (avec interaction de personnages) et d’aller vers un théâtre rituel, qui est lui-même un personnage (un collectif secoué).

La conséquence première pour la musique est qu’elle ne peut plus continuer à être une figuration qui relie l’arrangement de modèles historiques plus ou moins retravaillés, mais elle doit et c’est un (de mes) vœu(x) ancien(s) nous parvenir à l’état brut, en tant qu’elle-même, nue, comme un état musical. Elle doit se faire appel. Bien entendu, derrière cette idée du flux de musique, il y a le souhait d’une musique libre et libérée, qui n’obéit qu’à ses propres contraintes, la vie « pulsionnelle » des sons, se pliant à la tension et à la détente des diktats de la fantaisie. Au fond, le désir d’une liberté totale, aucune loi sauf la sienne propre. Mais celle-ci devient toujours plus aiguë, plus tendue, plus impatiente, prête à exploser : parce que la musique connaît la notation pénible et méticuleuse.
La musique pour
Tutuguri est elle aussi toujours plus nue. D’habitude, toutes les énergies musicales tendent vers la cohésion. Le texte d’Artaud n’évoque aucun lien cohérent, il en offre l’image contraire l’explosion. La musique obéit continuellement : il est d’autant plus difficile de se précipiter hors de la cohésion, afin d’obtenir ce qui est logique sans être cohérent. Une absence de lien entre les parties, aspirées par le courant immuable du temps vision d’un culte sombre et strident. Les invocations libres et sauvages de la première partie n’obtiennent pour réponse qu’un pur grondement, le coup comme début et comme fin de la musique… (libre ou sauvage ne sont même plus des catégories à ce moment-là).

 

Recherche d’une musique-réflexe donc, d’un corps sonore dont les tressaillements et la métamorphose deviennent mélodie, rythme, couleur (pas de dualisme, refus du choix contraignant entre le oui et le non). Vers la fin, il se produit un effacement de la couleur, suspension de toute évolution logique, hormis musicale.
Musicalement, cela signifie se départir du style et aller vers le son, le son antérieur. La peur inavouée d’un anéantissement de chaque minute pénètre dans la conscience et rien ne peut la retenir ; sans le faire exprès, la tentative de rejoindre les atavismes se retrouve face au présent – qui est apparemment le séjour de l’antérieur. J’ai tenté de composer une musique telle qu’Artaud peut-être la voyait. Elle doit être la base des réalisations scéniques de son texte ; la vision d’un chorégraphe doit la compléter. Le « théâtre de la cruauté » est le théâtre des idées à cru, c’est-à-dire non revêtues de conventions artificielles, un théâtre des affects purs, qui veut, avec les moyens de l’homme, dépasser l’homme.

In Ausgesprochen, textes et entretiens, volume 2, Edition Amadous.
(Traduction Martin Kaltenecker)

*  Tutuguri. Le rite du soleil noir d’Antonin Artaud

Photos (de haut en bas) :  Tutuguri VI © EIC / Wolgang Rihm © Marion Kalter