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Géranomachie. Entretien avec Sofia Avramidou, compositrice.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 19/11/2021

Mythique : telle est la tonalité de Géranomachie, la nouvelle œuvre de la compositrice grecque, Sofia Avramidou, commande de l’Ensemble intercontemporain destinée au Grand Soir Numérique du 3 décembre. Un titre qui évoque un mythe ancien et mystérieux, opposant animalité et humanité.

Sofia, vous vivez à Paris et venez de terminer le cursus de composition et d’informatique à l’Ircam en 2020. Quel est votre parcours ?
Mon premier souvenir musical est une chanson séfarade traditionnelle… J’ai étudié la musique traditionnelle de mes 12 à 22 ans et j’ai appris des instruments tels que le oud et le ney, une flûte en roseau qui date de l’Egypte ancienne. J’ai aussi beaucoup improvisé en chantant la musique de la Méditerranée orientale. J’ai commencé par arranger des chansons pour différents ensembles avec lesquels je chantais. J’aimais expérimenter, me les approprier, en leur donnant mon esthétique. À l’âge de 18 ans, j’ai ressenti le besoin de créer. Alors que j’étais déjà étudiante en musicologie à l’Université Aristote de Thessalonique, j’ai intégré le département de composition. Après mon master, j’ai continué à l’Académie Santa Cecilia à Rome, où j’ai étudié dans la classe d’Ivan Fedele. Puis, je suis arrivée en France, au conservatoire de Boulogne-Billancourt. En 2017, j’ai intégré le cursus de l’Ircam.

Comment est née votre pièce Géranomachie, pour grand ensemble et électronique ?
Je me suis prise de passion pour le vieux mythe de la géranomachie, qui veut dire, en grec, la bataille des oiseaux migrateurs. Ce mythe est en réalité un topos, c’est-à-dire un ensemble de thèmes littéraires qui font référence aux combats sanglants qui opposèrent des oiseaux migrateurs à un peuple de nains. Ce qui m’a fasciné, c’est qu’il existe d’innombrables versions de ce mythe, un petit peu partout sur la planète : on le retrouve chez les Antiques – Homère, Hérodote – dans l’art funéraire latin, dans différents mythes amérindiens – chez les Cherokee, les Salish et les Apaches -, ainsi que dans plusieurs contes de moines taoïstes chinois… J’ai quant à moi découvert l’existence de ce mythe à la lecture de… Rabelais ! Beaucoup d’éléments m’ont plu : sa dimension immémoriale – on ne sait pas réellement quand cette histoire est apparue -, sa poésie et son actualité frappante. Il évoque les questions de migrations auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés. Il n’existait jusqu’alors aucune version musicale de ce mythe !

 

Justement, comment vous êtes-vous emparée, musicalement, de ce sujet ?
Ma démarche est d’abord très intuitive : j’ai une méthode et des principes de travail, mais je me laisse d’abord guider par mes émotions et la poésie de mon sujet. L’idée poétique de Géranomachie est cette dichotomie entre deux concepts philosophiques : la culture migratoire et la culture sédentaire, le ciel et la terre, l’animalité et l’humanité — et la violence qu’engendre cette rencontre. Les oiseaux symbolisent l’animalité — mais ils incarnent aussi le mouvement, l’adaptabilité, la collectivité et un fort sentiment de protection et de solidarité. Les humains, à l’opposé, représente le repli, l’immobilisme, la violence et l’agressivité. Je voulais donner le sentiment d’une vraie bataille, mais de manière bien plus symbolique que narrative. Avec 24 instruments et l’électronique à ma disposition, j’ai pu jouer avec les différents corps sonores. Tantôt ils s’opposent, tantôt ils forment une grande masse organique. J’ai beaucoup travaillé sur les contrastes et l’intensité.

La littérature est-elle une source d’inspiration majeure ?
Essentielle ! Les mythes, les contes de fée et les monologues de théâtre m’inspirent énormément. Pour la Biennale de Venise en 2017, j’ai composé La Légende de Saint-Martin, une pièce pour violoncelle solo directement inspirée de « Je suis perdue », un monologue théâtral de Jean Cocteau. Je suis fascinée par les contes des frères Grimm, leur dimension symbolique et, bien sûr, psychanalytique. Mon opéra de chambre, Rodi rodi, morsicchia! La casina chi rosichia ?, composé en 2018, continent des références très claires à l’histoire de Hansel et Gretel. Le morceau que j’ai composé lors de mon cursus à l’Ircam, « Keep digging the hare hole » est inspiré d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Je compare souvent ma manière de travailler le son à celle d’un sculpteur abstrait ou, selon les œuvres, à celle, minutieuse, d’un artiste mosaïste : je reviens volontiers sur la masse sonore, je la taille, j’essaie de transcrire mon idée poétique dans le son, en le façonnant encore et encore.

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / DR