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Organique et numérique. Entretien avec Alex Augier, artiste audiovisuel.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 06/01/2018

Le Grand soir numérique du 26 janvier à la Philharmonie de Paris commencera par une spectaculaire « performance audiovisuelle » : _nybble_ d’Alex Augier. Une œuvre récemment créée que son auteur décrit comme « synesthésique et d’une organicité numérique ». Voilà qui demandait bien quelques éclaircissements…

Alex, quel est le processus de création d’une nouvelle œuvre audiovisuelle ? Qu’est-ce qui vient en premier, l’idée sonore ou l’idée visuelle ? Comment s’articulent-elles ?

Ce qui vient en premier, c’est l’idée audiovisuelle justement, et non une idée sonore ou une idée visuelle sur laquelle je m’appliquerais dans un second temps à créer l’élément manquant. Le principe est de proposer une œuvre audiovisuelle et non une œuvre audio ET visuelle. C’est pourquoi je pense que le terme « synesthésie »*, est une bonne définition de mon intention. Il ne s’agit pas qu’un medium illustre un autre. Il ne s’agit pas d’associer une musique avec un visuel. Il ne s’agit pas non plus de créer, par confrontation entre la musique et le visuel, un imaginaire nouveau. Il s’agit de proposer une entité audiovisuelle la plus cohérente possible aussi bien d’un point de vue esthétique que technique. Sons et images doivent être indissociables, liés de manière évidente. Dans _nybble_ (photos ci-dessous), j’ajoute le paramètre sensoriel « espace ». Le projet propose ainsi une spatialisation audiovisuelle tout en restant dans le cadre d’une configuration scénique, tout cela étant porté par un dispositif scénique dédié.

La performance elle-même s’inscrit dans la même démarche. Dans _nybble_ par exemple, placé au centre du dispositif scénique, je « joue » de mon synthétiseur modulaire, mais les paramètres que je manipule agissent à la fois sur le son, l’image et l’espace. Tout est lié et je n’ai pas à me soucier du rendu global au moment de la performance. Tout est pensé en amont. Un grand nombre de paramètres et de connexions sont automatisés et je n’ai plus à m’en soucier. Mes gestes agissent ainsi, et de manière évidente, sur le son, le visuel et l’espace.

Par sa nature même (des 0 et des 1, assez indifférents à ce qu’ils provoquent), le numérique peut s’appliquer à tous les domaines. Serait-il pour vous une interface entre les disciplines qui faciliterait les métissages ?

Parfaitement, le numérique est un langage qui met en commun des domaines a priori différents : sons, images et leurs constructions musicales et picturales par exemple. En langage numérique, sons et images sont représentés par des nombres. Exactement le même type de nombres. Il existe des différences dans la manière dont ils sont organisés, mais il est facile de travailler directement avec cette matière « à bas-niveau » sans tenir compte des particularités sensorielles de chaque média. C’est justement l’un des sujets de mon travail : tenter de recentrer la question de la spécificité du numérique dans les arts. Aujourd’hui, tous les outils sont numériques : cela fait-il du cinéma, de la photographie, de l’architecture ou du design des arts numériques ? Non, bien sûr. C’est pour cette raison que le numérique n’est pas uniquement pour moi un outil de travail. C’est aussi une thématique, un monde à révéler, à représenter dans des propositions artistiques originales : comment exprimer, comment rendre, à travers une œuvre, la spécificité des mondes numériques, ses architectures, son langage ?

Que signifie le titre, assez énigmatique, de votre œuvre : _nybble_ ?

L’ensemble du projet se réfère au nombre 4. Il y a sur scène 4 « pôles » audiovisuels (constitués chacun par un écran et un point de diffusion sonore). La conduite musicale est portée par 4 parties principales. De mon côté, j’interprète 4 voix… En anglais, un nybble est un demi-octet et un demi-octet est composé de 4 bits. J’ai écarté le terme français, quartet, trop connoté et évident. Le terme « nybble » permet ainsi de connecter le projet au champ lexical du numérique. À noter que _nybble_ entre dans le cadre d’un diptyque audiovisuel dont la première partie est la performance oqpo_oooo. Ce titre évoquait déjà ce vocabulaire particulier : 8 caractères (un octet, c’est à dire 8 bits), composé graphiquement de 0 et de 1. Ces titres se veulent également visuel.

Vous décrivez _nybble_ comme un projet « minimal et d’une organicité numérique ». Qu’entendez-vous par là ?

Minimal et organique renvoient, dans mon vocabulaire, à des esthétiques très différentes. Ces termes sont problématique car ils revêtent des sens différents en fonction le locuteur : on se les approprie sans se soucier de savoir s’ils répondent à une définition universelle. Mon précédent projet oqpo_oooo (photo ci-dessous) est d’une esthétique globalement minimale : noir et blanc, tempo strict, sons spécifiquement numériques, dispositif scénique fermé… Le projet _nybble_ relève d’une esthétique essentiellement organique : coloré, visuel inspiré par la murmuration des oiseaux, variation rythmique, son plus riche, dispositif scénique ouvert, spatialisation audiovisuelle… Cependant ce dernier projet a des caractéristiques minimales et montre à quel point il existe une continuité entre ces deux types d’esthétique. Tout bien considéré, l’organique, c’est du minimal sommé, complexifié, et, à l’échelle du numérique, il n’y a pas de réelle différence.

À titre de comparaison, on peut penser aux architectures de Franck Ghery ou Zaha Hadid qui utilisent une technologie informatique poussée pour créer des formes organiques c’est à dire des formes évoquant la nature. Il y a là, je trouve, un certain paradoxe : plus la technologie évolue et plus elle permet de créer des formes complexes et organiques, c’est à dire présentes dans la nature depuis la nuit des temps ! Je soulève ainsi la question de la place et de l’intérêt de ce type de création.

 

* La synesthésie : (du grec syn, « avec » (union), et aesthesis, « sensation ») est un phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés.

 

Photos : _nybble_ © Quentin Chevrier  / oqpo_oooo © DR