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Composer pour s’évader. Entretien avec Lucas Fagin, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 18/03/2021

 

L’EIC a récemment retrouvé  le compositeur argentin Lucas Fagin, à l’occasion d’un concert filmé qui sera prochainement diffusé,  pour créer sa nouvelle pièce : Goodbye Planet Earth. Une commande dont la composition a pris un tour radical en raison de la pandémie et de ses conséquences en en matière d’isolement et de confinement. 

 

Lucas, qu’est-ce qui a changé dans votre manière de composer depuis Lanterna Magica, pièce créée dans le cadre du concert Tremplin en 2011 ?

Mon travail a subi une transformation lente et progressive, sans coupure radicale. Composer revient pour moi à construire un pont ou un escalier imaginaire, qui ne mène vers nulle part, mais non sans effort, pierre par pierre, marche après marche. Lanterna Magica s’ancrait dans les musiques de Ligeti, Scelsi, Lachenmann, Sciarrino, et quelques autres — une ligne que j’avais déjà creusé avec ma pièce Arquetipo pour 34 musiciens. Au cours des années suivantes, j’ai pu assumer plus consciemment une large part de mon bagage musical, qui va des musiques de Beethoven, Mozart, Bach, Stravinsky, Debussy et Ligeti, Messiaen et Grisey au jazz de Miles Davis ou Chick Corea, et jusqu’au rock de Jimmy Hendrix, au grunge de Nirvana et à la techno pop de Dépêche Mode, et bien d’autres musiques actuelles. A partir de là j’ai tissé une série de nouvelles œuvres telles que Soyuz 237, Soyuz 245, Supersonic ou PsychedelicJe crois que j’ai épuré mon écriture, qui est aujourd’hui plus intelligente, moins capricieuse et moins spéculative. Elle ne néglige pas les autres, tant les musiciens qui jouent que le public qui écoute. J’accorde plus d’importance à la simplicité et l’efficacité dans la transmission des idées musicales, sans pour autant les corrompre.

 

Comment cela s’est-il traduit pour l’écriture de Goodbye Planet Earth ?

Dans Goodbye Planet Earth, il y a des influences du Soul et du Gospel dans la manière d’utiliser le Hammond. On peut trouver des traits de jazz dans l’écriture de la trompette, mais aussi de la musique électronique et la fusion dans le traitement du synthétiseur. Il y a aussi des « instruments-objets-déchets » qui rappellent le street drumming. On peut aussi y trouver un peu de rock émergeant de l’écriture de guitare électrique. Mais cette description reste toujours une réduction simpliste et faussée : tout ceci est amalgamé pour, je l’espère, créer un tout, éloigné de tout style ou genre musical particulier. En effet je ne voulais pas créer un hybride. Il s’agissait plutôt de pousser une synthèse. Une musique qui puisse se nourrir de toute mon expérience, de mon entourage et donc qui soit vivante et fortement ancrée dans le présent. Concernant l’orchestration, j’ai cherché un équilibre : je ne voulais pas d’une orchestration de porcelaine, protégée, sans rugosité ni vie intérieure, qui gommerait les objets sonores. De manière générale, j’ai voulu éviter la fragilité mais aussi la sur-construction. Le résultat est une pièce frontale, tranchante, une pièce qui ne veut pas être opaque ou hermétique, même si elle peut parfois être erratique.

 

Comment avez-vous choisi l’effectif instrumental ?

En totale liberté, sans aucune contrainte de la part de l’Ensemble. D’abord j’étais attiré par l’idée de m’amuser avec un grand ensemble de 20 à 30 musiciens. Puis j’ai trouvé un équilibre avec un ensemble de 25 musiciens dont trois instruments électriques (guitare électrique, orgue Hammond, synthétiseur). Pourquoi un grand ensemble ? Parce que j’avais le désir de dépasser un seuil d’abstraction instrumental. Pour cela, j’avais besoin d’un nombre important d’instruments. Je voulais recréer des couches et des allures étranges et expressives, inouïes, qui puissent toucher ou remuer l’esprit. De ce point de vue, j’ai pu profiter de l’identité et des particularités uniques des solistes de l’EIC.

 

Le titre, Goodbye Planet Earth, résonne de manière particulière en ces temps troublés.

La pièce a été presque entièrement composée à Buenos Aires au cours d’un confinement strict et très long. Un défi considérable pour moi. Pendant le travail de composition, j’avais parfois l’impression d’être en train de peindre ma chambre pendant que le bâtiment s’écroulait tout entier autour de moi. Ce n’était pas le meilleur des mondes. Composer revenait à s’évader et le titre parle justement de cette possibilité de partir et d’accéder à un état d’esprit autre, psychédélique. Comme une porte d’entrée vers un voyage hallucinatoire, une échappatoire à ce qu’on est en train de vivre. Le tableau Zsinor (1974) de Victor Vasarely, sorte de tuyau stroboscopique de nappes de lumière effervescente, m’a aidé à me représenter de cette voie de sortie, à visualiser et à entrer dans cet état d’esprit.

 

La période, et notamment les temps de confinement, ont-ils eu une influence sur votre manière d’approcher la composition et sur votre univers musical ?

Dans mon cas, je subissais surtout l’isolement au niveau de la diminution drastique de mes relations avec les autres. Dans une situation, disons, « normale », lorsque je compose, même si je suis habitué à passer beaucoup de temps à travailler seul, je reste un être social. Le contact des autres me permet de me ressourcer et de continuer le travail. Pendant le confinement cet équilibre s’est rompu. De la même façon que l’avenir était incertain, la planification de la pièce, la vision du flux sonore et de la forme de la musique se faisaient plus incertaines, difficiles à saisir. Ce travail de structuration et de prévisualisation m’a demandé plus d’efforts que d’habitude. Et même une fois que j’ai pu à peu près formaliser les idées directrices de la pièce, une bonne partie de cette structure s’est écroulée ou modifiée à mesure que j’avançais dans l’écriture : une œuvre que je préfigurais en neuf sections est devenue une pièce en deux parties. La musique ne pouvait pas échapper aux tremblements qui m’entouraient, et moi non plus.

Photos © EIC