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Composer le chaos. Entretien avec Chaya Czernowin, compositrice.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 18/03/2021

 

Le 22 avril prochain, en ouverture d’un concert filmé à la Philharmonie de Paris,  intitulé De l’éther à la Terre, l’Ensemble intercontemporain reprendra On the Face of the Deep de Chaya Czernowin, compositrice israélienne installée à Boston. Elle revient pour nous sur la genèse de cette commande très particulière sur création selon la Genèse biblique.

 

Chaya, la commande de On the Face of the Deep vous a été passée dans le cadre du projet Genesis, à l’occasion des 40 ans de l’Ensemble intercontemporain, en 2017 : sept commandes portant chacune sur un des sept jours de la Création biblique.  Quelle a été votre réaction à cette proposition ?

D’abord, j’ai été ravie à l’idée de travailler à nouveau avec Matthias Pintscher et l’Ensemble intercontemporain. Cependant, j’ai pour habitude de ne pas accepter les thèmes imposés que l’on attache parfois aux commandes — une habitude à laquelle, je l’avoue, je fais toutefois beaucoup d’entorses. En l’occurrence, outre le thème de la Création telle que décrite dans la Genèse, Matthias m’avait demandé de bâtir la pièce autour d’une certaine note. Or j’ai l’oreille absolue et j’ai beaucoup de mal à inventer des connexions entre les hauteurs de cette manière. J’ai donc accepté à la condition de ne pas avoir à me conformer à cette contrainte de hauteur.

 Vous avez finalement accepté le thème imposé. Pourquoi ?

D’abord, et tout simplement, parce que le texte de la Genèse est si merveilleux. Le titre de la pièce, On the Face of the Deep, est ainsi emprunté à un verset de cette description de la Création. Ensuite parce que le thème était très ouvert, et entrait totalement dans mes préoccupations du moment. Je trouvais ainsi passionnant de m’intéresser au chaos, que le texte de la Genèse décrit d’une manière absolument fabuleuse :

Dieu crée ciel et terre

terre vide solitude

noir au-dessus des fonds  

Quand je lis ces lignes, j’ai l’impression d’une description de ma musique !   Cette image appartient à mon univers. Et la question de la composition d’un chaos profond et sombre, et de ce qui peut en sortir, me préoccupe depuis des années.

L’étonnant n’est donc pas que vous ayez accepté ce thème imposé, mais que personne n’ait songé à vous passer cette commande auparavant !

En effet (rires) ! La vérité, c’est que j’aurais aussi pu m’intéresser au troisième ou au septième jour. Mais quand j’ai appris que j’avais hérité du premier jour, j’en étais très heureuse !

 

Comment avez-vous approché la composition de cette œuvre  ?

Comme pour chacune de mes pièces : je commence par puiser dans mon réservoir d’idées, d’images sonores. En l’occurrence, je crois que la première image sonore qui m’est venue était ce piano complètement fou, qui entre sur deux clusters en trille, dans un crescendo irrésistible. C’est une force formidable qui propulse la pièce d’un bout à l’autre. L’enjeu principal ici, comme je l’ai dit, est le chaos et — dans le cadre de la Création — de la fin du chaos. Le chaos est un phénomène qu’on ne peut jamais percevoir dans son entier. Il est toujours plus vaste que ce qu’on peut imaginer. Créer quelque chose comme cela en musique est donc un défi extraordinaire qui, comme souvent, soulève toute sorte de questions ouvertes, sans parler des autres images du texte, comme l’obscurité de l’abysse.

Quel a été votre sentiment — vous, qui aviez composé votre pièce sans vous concerter avec les autres compositeurs, ni savoir ce qu’ils imaginaient — quand vous avez entendu le cycle Genesis dans son entier ?

C’était un excellent concept de programmation. Ensuite, je ne sais pas si on peut parler de cycle. Le problème est que, non seulement chaque compositeur a son esthétique propre, mais chacun a travaillé sur une journée différente, avec ses enjeux singuliers. Les approches, de surcroit, dépassaient parfois la Genèse — et il n’y a là rien que de très naturel pour des artistes. Ce qui fait que, même si tout le monde s’est intéressé à la Création et à la Genèse, le thème n’était pas assez défini, unique et unificateur, pour que se dégage la cohérence qu’on pourrait attendre d’un cycle. Comme on peut en voir dans certains films en forme d’anthologies par exemple. Ça n’en était pas moins passionnant. Ici, c’est tout l’univers que l’on retrouve — raison pour laquelle c’était très intéressant pour moi d’y prendre part.

 

Photos (de haut en bas) : © Christopher McIntosh / © EIC