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Alexandre Scriabine : « Le Poème de l’extase ».

Éclairage Par Isabelle Werck, le 23/10/2020

Le 13 novembre, à la Philharmonie de Paris, l’Ensemble intercontemporain et l’Orchestre du Conservatoire de Paris joindront leurs forces musicales pour jouer le célèbre Poème de l’extase d’Alexandre Scriabine (1871-1915), sous la direction de Matthias Pintscher. Créé en 1908 à New York, par l’Orchestre symphonique russe, ce « Poème orgiaque »  en un mouvement exalte la philosophie mystique du compositeur russe. Une œuvre déployant un univers sonore envoûtant et dont Scriabine pensait qu’après son exécution « tout le monde pérît sur le champ d’extase. »

« De nouveau, je suis emporté par une vague de créativité. J’en perds le souffle, mais oh, quelle joie ! » Isolé mais visionnaire, Alexandre Scriabine considère que sa création personnelle tend la main à la Création divine et universelle. Il est un peu facile d’ironiser sur les diverses influences philosophiques qu’il a amalgamées, et qui étaient très au goût du jour, Schopenhauer, Fichte, Nietzsche, l’hindouisme, la théosophie, etc., mais il a su les vivre en artiste, en y croyant intensément ; sa relation à l’univers est si palpable, si foncièrement érotisée dans son mysticisme même, qu’il y atteint une sorte de suprême innocence. Scriabine cherche la convergence de toutes nos perceptions, le ravissement de nos cinq sens, dans le but d’ouvrir le sixième. Novateur, il crée des accords singuliers avec une tension exaltante : ainsi s’exprime, dans le domaine harmonique, son désir éperdu de simultanéité. Le Poème de l’extase est peut-être l’ouvrage d’orchestre le plus convaincant de ce compositeur « prophète ».

D’une seule coulée comme les poèmes symphoniques de Liszt, il déploie toutes les ressources du grand effectif fin de siècle. À l’origine, l’œuvre était précédée d’un poème en vers, le Poème orgiaque, d’une dizaine de pages, qui décrit les émerveillements mais aussi les souffrances de l’Esprit : nous rappellerons ici ou là quelques élans de ce texte (il n’est pas cité sur la partition).

L’ambitieux Poème de l’extase peut s’apparenter à une large forme sonate. Une première partie étale une grande nappe de musique ruisselante, une perpétuelle vibration de motifs diffus et de timbres qui clignotent. « Versant des flots d’espérance / De nouveau illuminé / L’Esprit brûle de l’ardeur de vivre ». Cela commence par une sorte d’éveil, très impressionniste dans sa facture ; puis un passage de type scherzando, donne libre cours à une magie proche de Rimski-Korsakov (lequel tenait quand même Scriabine pour un fou vraisemblable) : « Des reflets brillants / d’une lumière magique / illuminent l’Univers ». Peu après, les seuls motifs vraiment individualisés apparaissent, un appel de trompette, au profil conquérant, et les soupirs du violon solo : on dirait deux visages du désir, celui qui entreprend et celui qui se languit. Mais c’est surtout le leitmotiv de trompette qui va être réitéré au long de l’ouvrage, comme une « conscience du moi » traversant le frémissement cosmique : « l’Esprit qui joue, l’Esprit qui désire, l’Esprit tout puissant, créant tout en rêvant… ».

Soudain, l’électricité des orages vient troubler cette éclosion spirituelle : « Rythmes menaçants et sombres pressentiments / Envahissent brutalement ce monde charmant / […] Des gueules de monstres affreux s’entrouvrent ». Le resserrement des motifs, qui apparente ce passage à un développement, la noirceur des cuivres, la confusion voulue rappellent beaucoup certains tohu-bohus de Richard Strauss ; le glockenspiel maintient ses notes mystiques dans ce fracas, « Les éclairs de la volonté divine sillonnent le ciel ». Une sorte de réexposition ramène le flottement initial, l’allegro volando, une autre bataille et l’affirmation du motif de trompette.

Vers la fin, ce motif principal, transfiguré, « s’éclate » au sein d’un monstrueux carillon, version géante de ce goût, si efficace, que manifestent tant de compositeurs russes pour les effets campanaires. La coda, qui reprend le motif avec une ampleur mélodique émouvante, parvient à faire retentir l’accord final de do majeur comme l’événement le plus phénoménal qui soit.