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Bernd Alois Zimmermann. Un compositeur dans la tourmente.

Portrait Par Thomas Vergracht, le 21/10/2020

Le 13 novembre prochain, à la Philharmonie de Paris,  l’Ensemble intercontemporain retrouve l’Orchestre du Conservatoire de Paris dans un programme spectaculaire, où l’on entendra notamment le rare Photoptosis de Bernd Alois Zimmermann. L’occasion de se replonger dans l’univers tourmenté d’un grand compositeur à la trajectoire brisée. 

À la rude ! Cela aurait pu être le mot d’ordre de la jeunesse de Bernd Alois Zimmermann (1918 – 1970). Originaire de l’Eifel, une région d’Allemagne sinistrée par la guerre, Zimmermann passe sa jeunesse à l’internat, chez les moines salvatoriens, une congrégation qui met en avant l’enseignement des « humanités » et des langues anciennes en particulier. De cette jeunesse pleine de rigueur, le jeune homme en tire la volonté de devenir instituteur. Etudiant alors à l’Université de Cologne, il est appelé en 1940 dans les rangs de la Wehrmacht, deux ans durant. Engagé tout sauf volontaire, il sillonne l’Europe, passant notamment par Paris, ou dans un des rares moments perçant l’éclipse de ces années noires, il découvre les musiques de Stravinsky et de Darius Milhaud. « Nous sommes une génération sacrifiée » dira-t-il plus tard. Sacrifiée, car la violence subie et les traumas de la guerre se vivent au présent, et pour toujours.

De retour du front, réformé pour cause d’une maladie de peau chronique, contractée suite un à un empoisonnement, et qui ne veut pas le laisser en paix, le compositeur en devenir approfondit ses études musicales, tout en enchaînant les petits boulots alimentaires, trouvant finalement un poste à la radio de Cologne, la future WDR. Il y chapote la création musicale, et en profite pour se livrer à des expérimentations d’œuvres radiophoniques, qui lui apprendront l’art du collage, dont on reparlera très vite. A la même époque, il compose ses premiers opus, comme ses 5 Lieder pour voix et piano. L’esthétique y est toute germanique, post-romantique à souhait, suave et à l’épaisseur chromatique.

Sa première grande œuvre, un concerto pour violon, date de 1950. Il mêle de manière tourbillonnante les influences : L’énergie et l’âpreté de Bartók (2e Concerto du Maître hongrois), la rudesse teintée d’élégance de Stravinsky, ou encore la puissance tellurique d’Alban Berg. Aussi, le mouvement central, une « Fantasia », est entièrement sériel. Sans doute la marque de l’enseignement de René Leibowitz lors des séminaires d’été de Darmstadt, que Zimmermann suit à ce moment-là. Ce collage des esthétiques, cette fusion exaltée, c’est cela la véritable marque de fabrique du compositeur. Un univers chaotique, coloré, puissant, cuivré, détaillé à l’extrême. Comme un thriller musical palpitant que l’on suit cramponné à sa ceinture.

On a parlé de musique sérielle, traces de l’air du temps que le musicien suit à l’envie, comme dans sa cantate pour soprano et ensemble Omnia Tempus Habent, heurtée et lyrique ; mais c’est entre 1960 et 1970 que le compositeur laissera exploser son univers créatif si particulier.

Comme un citoyen de son époque à qui l’effervescence de son temps va décidément comme un gant, Zimmermann s’empare de l’esprit des collages et du happening en vogue, qu’il rattache à son passé de compositeur pour la radio. Une période où l’on voit déjà poindre des références littéraires, qui elles, prennent à plein bras l’héritage de sa jeunesse érudite chez les salvatoriens…sauf que les mantras littéraires du compositeur se nomment désormais James Joyce, ou Alfred Jarry, dont le Ubu Roi est présent chez lui comme un talisman absurde. On pense notamment à son « ballet blanc » Présence (1961), où les instrumentistes sont grimés en Don Quichotte, Molly Bloom (personnage du Ulysse de Joyce), ou bien-sûr le roi Ubu lui-même.

Dans ces quelques années créatrices, Zimmermann enchaîne les œuvres immenses. En premier lieu son opéra Die Soldaten(1965), où l’esthétique tragique du Wozzeck de Berg se retrouve pulvérisée au sein d’un univers terrible et noir, inspiré par la grinçante pièce éponyme de Jakob Lenz (XVIIIe siècle). Pour l’auditeur, le Prélude de l’opéra est un choc.

On est immédiatement plongé dans un bain d’acide surréaliste, une furia hallucinée sous-tendue par une immuable et angoissante pulsation de caisse claire. Electrique et envoûtant, tout comme son Photoptosis, en hommage aux célèbres bleus d’Yves Klein, une œuvre qui cite pêle-mêle Beethoven et Tchaïkovsky, dans une aveuglante lumière orchestrale finement ciselée. Quant au Requiem pour un jeune poète, composé en 1969, il mêle les poésies d’Essenine, Maïakovsky et Konrad Bayer (trois destins tragiques pour qui la vie s’est terminée de manière volontaire), dans une œuvre monde où se croisent discours politiques, échos de manifestations et chansons de Beatles, le tout relevé par un effectif pléthorique en rendant les interprétations rares et véritablement évènementielles.

Comme les héros de son Requiem, Zimmermann mettra fin à ses jours au cours de l’année 1970, projetant définitivement sa musique, parfois incomprise, dans une autre dimension. Comme une étoile filante poursuivant sa course vers les confins de l’espace et de l’humain.   

 

Photos – DR