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Ryoko Aoki : pour un Nô contemporain.

Entretien Par Laurent Fassol, le 23/11/2017

Ryoko Aoki est une empêcheuse de tourner en rond, une créatrice au caractère bien trempé qui s’est donné pour mission de faire entrer le théâtre Nô, tradition japonaise multiséculaire, dans l’ère de la modernité en l’ouvrant à d’autres disciplines et genres artistiques. Le 01.12, elle présentera avec l’EIC un nouveau projet de rencontre entre le Nô et la musique contemporaine : l’opéra de chambre Futari Shizuka. The Maiden from the Sea de Toshio Hosokawa.

Ryoko, vous êtes une interprète de théâtre Nô mais vous êtes également très active sur la scène musicale contemporaine. Que représente pour vous la tradition du Nô et d’où vous est venue cette idée de marier ces deux univers musicaux ?

Le Nô est un théâtre japonais traditionnel créé par un père et son fils, Kan’ami et Zeami, au XIVe siècle. Zeami a écrit de nombreux traités, à commencer par Fushi kaden (La transmission de la fleur artistique ou La tradition secrète du Nô). Cet ouvrage a cristallisé l’esthétique du Nô. Cependant, dans ce même Fushi kaden, il écrit qu’« il est important de ne pas s’arrêter ». Cela signifie que les interprètes ne doivent pas rester imperturbables, ne doivent pas rester immobiles, mais au contraire garder toute leur fraîcheur. On dit que Zeami lui-même était doué d’une telle flexibilité qu’il pouvait s’adapter à toute réaction de son public. Ce précepte semble entrer en directe contradiction avec la situation actuelle de la société du Nô. Dans ce contexte, pourquoi ce désir de collaborations avec les compositeurs ? Tout simplement parce c’est ce que le théâtre Nô moderne doit être selon moi, en tant qu’interprète contemporain du Nô.

La scène musicale européenne est habitée par une forte tradition classique, mais elle continue également à créer de nouvelles musiques qui prennent racine dans cette tradition. Côté japonais, la scène théâtrale traditionnelle est riche de plusieurs genres, comme le Nô, le Kabuki ou le Bunraku, le théâtre de marionnettes. L’opinion dominante au Japon est que le plus important serait de préserver ces traditions telles qu’elles nous sont parvenues. Nous devons bien entendu être fiers de ces traditions, mais cet état d’esprit a pour conséquence directe et malheureuse que nous n’avons que très peu d’occasions de montrer de nouvelles créations qui les prolongeraient, et encore moins des créations portées par les interprètes traditionnels eux-mêmes. Dans le même temps, on constate à l’heure actuelle que les jeunes ne s’intéressent plus réellement aux représentations traditionnelles. Je pense que nous nous devons d’engager une réflexion à ce sujet.

 

Au reste, dans les années 1960-70, Hisao Kanze, grand interprète de Nô, membre de l’éminente maison Kanze, a travaillé avec des artistes issus d’autres scènes et disciplines. Sa plus célèbre collaboration restera celle qu’il a entretenue avec le metteur en scène de théâtre Tadashi Suzuki. Je crois que le théâtre Nô exerce une grande influence sur la scène théâtrale. Metteurs en scène japonais comme occidentaux s’en sont inspirés, comme par exemple Peter Brook et Robert Wilson.

Toutefois, le Nô n’est pas uniquement du théâtre : c’est aussi de la musique. Et, du point de vue de la musique, Hisao Kanze a également travaillé avec de nombreux compositeurs de la scène contemporaine, comme par exemple Tôru Takemitsu, JôJi Yuasa, Toshi Ichiyanagi et Kazuo Fukushima. Malgré cela, après le décès d’Hisao Kanze et dans les générations qui ont suivi, les créations à voir le jour se sont fait de plus en plus rares. D’autre part, pour l’heure, dans la plupart des collaborations, les acteurs du Nô se sont contentés de danser sur de la musique contemporaine. Pourtant, l’interprète du Nô ne doit pas seulement danser, il doit aussi chanter. Mon professeur de Nô insiste toujours sur l’importance du chant dans la performance du Nô. Le chant y est même plus important que la danse. De ce point de vue, les précédentes collaborations qu’ont nouées les interprètes du Nô pèchent. Je pense pouvoir explorer plus avant cette dimension musicale en me concentrant sur le chant. C’est pourquoi j’ai initié ces collaborations avec des compositeurs. Je demande à des compositeurs d’écrire de nouvelles pièces pour ma voix. Jusqu’ici, j’ai chanté près de 50 pièces.

 

 

Comment travaillez-vous avec les compositeurs ?

Les acteurs du Nô chantent, mais leur chant est fondamentalement différent des différents styles de chant occidentaux. Dans le Nô, nous ne chantons pas des hauteurs déterminées. La notation du Nô ne suggère ni hauteur ni rythme. Le chant du Nô relève d’une transmission orale que nous apprenons d’un maître. C’est d’ailleurs la plus grande difficulté dans mon travail avec les compositeurs ou les ensembles instrumentaux. Je vous invite à ce sujet à aller sur notre site Study of Noh chanting for composers, pour aller voir des extraits de texte et de partitions de Nô. Sur ce même site, nous donnons quelques bases du chant Nô destinées aux compositeurs du monde entier.

Traditionnellement, le Nô est réservé aux hommes mais cela semble évoluer peu à peu notamment grâce à votre engagement personnel.

Dans l’histoire le Nô est non seulement interprété par des hommes, mais aussi destiné à des hommes. Il est aujourd’hui encore très compliqué pour une femme de prendre une part active, à l’égal des hommes, dans l’univers du Nô. Dans mon cas, non seulement je ne suis pas née dans une famille Nô, mais je suis une femme, ce qui représentent deux obstacles conséquents.

 

 

Comment est né le projet d’opéra Futari Shizuka. The Maiden from the Sea avec Toshio Hosokawa ?

J’ai rencontré Toshio Hosokawa en 2008, alors que je commençais tout juste à travailler avec des compositeurs. Cette rencontre a permis de concrétiser de nombreux projets : il m’a présentée à d’autres compositeurs et musiciens et dès 2010 j’ai commencé à passer une série de commandes à de jeunes compositeurs pour mon projet « Nox & Musique contemporaine ». Jusqu’ici, cela représente une vingtaine de pièces, dont certaines ont été réunies sur un album sorti en 2014. Depuis tout ce temps, voir Toshio Hosokawa composer pour moi était un de mes plus grands rêves. Qui se réalise enfin !

Comment a-t-il abordé ce défi d’associer Nô et musique contemporaine ?

Futari Shizuka. The Maiden from the Sea est un opéra en un acte, adapté par Oriza Hirata d’une pièce Nô, Futari Shizuka, qui en a plongé l’action dans le contexte actuel de terrorisme et de migrations. Dans la nouvelle intrigue, l’esprit défunt de la danseuse (Shizuka Gozen ou Dame Shizuka) qui vivait dans le Japon du XIIe siècle, prend possession du corps et de l’âme d’une jeune réfugiée (Helen) rescapée sur une plage de Méditerranée. Dans l’intrigue originelle, la danseuse avait pour amant un puissant général, dont elle tomba enceinte. Toutefois, par ordre du seigneur, qui n’était autre que le frère du général, celui-ci fut assassiné en tant que rebelle, et le nouveau-né de la danseuse enterré dans le sable. Victimes l’une et l’autre d’une violence à laquelle elles n’ont pas les moyens de résister, les tragédies des deux femmes se superposent, dans le temps et dans l’espace ; jusqu’à ce que les deux voix s’unissent finalement. Le Nô est ici considéré comme un acteur central de la représentation : non seulement il fournit le décor du drame, mais son chant si particulier a été intégré à l’écriture musicale.

 

 

Photos (de haut en bas) : photos 1 et 2 © Hiroaki Seo / autres photos © DR