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Mauricio Kagel : (dans la tête de) Ludwig van

Éclairage Par Michael Ertzscheid, le 16/11/2016


Mauricio Kagel disait de Ludwig van que « c’était une sorte de promenade dans la tête de Beethoven ». Une œuvre protéiforme, inclassable, toujours à réinventer, qui sera jouée le 19 novembre 2016 à la Philharmonie de Paris. L’occasion d’un libre portrait de ce créateur hors normes.

Compositeur, auteur, chef d’orchestre, metteur en scène, producteur de programmes radio, cinéaste, critique, théoricien, professeur, penseur… Mauricio Kagel est, pour reprendre la terminologie de la Renaissance, un humaniste, mais un humaniste du vingtième siècle, siècle de vitesse, de spectacle et de communication. Quand on lui demande le dénominateur commun de toutes ces activités, il répond en musicien : « Le temps. Penser le temps. »

Né le 24 décembre 1931 à Buenos Aires, dans une famille juive avec des origines allemandes et russes, Kagel s’est nourri très tôt de toute l’avant-garde musicale européenne. « Je ne crois pas à l’idiosyncrasie des cultures nationales, ni à la pureté du langage musical, mais au contraire à la perméabilité, à l’enrichissement par les différences. »

Il étudie en cours privé le violoncelle, la clarinette, le piano avec Scaramuzza (son premier maître, chez qui il étudie aux côtés de Martha Argerich), l’orgue, la direction d’orchestre, l’histoire de la musique. Pour contrer un début de tuberculose, on lui prescrit des cours de chant afin de fortifier ses poumons ; il en gardera une fascination pour la voix et pour la parole. À l’université de Buenos Aires, il écrit une thèse en philosophie sur Spinoza et Kierkegaard et étudie la littérature avec Borges. Pas de cursus académique en composition, car comme il le dira lui même : « On naît compositeur » ; il s’y penchera donc avec la boulimie de l’autodidacte, et développera l’un des langages les plus authentiquement personnels et marquants du XXe siècle.

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Éclectique et talentueux, il entre dans la vie active par de nombreuses portes, qu’il gardera ouvertes toute sa carrière : répétiteur et chef d’orchestre au Teatro Colon, critique de photo et de cinéma, cofondateur de la cinémathèque argentine (« Le cinéma est une forme d’opéra moderne » dira plus tard le compositeur aux 19 films), et membre actif dès 16 ans de l’Agrupacion Nueva Musica pour la musique contemporaine.
Boulez le remarque lors d’une tournée à Buenos Aires, et l’incite à venir étudier en Europe. À peine arrivé à Cologne, il compose en 1957 Anagrama qui stupéfie le milieu musical par sa maîtrise des codes sériels et son inventivité timbrique (au point d’influencer Stockhausen et Berio).

Kagel est en équilibre instable entre des tendances contraires : touche à tout de génie, mais incroyable perfectionniste, alliant selon la mezzo-soprano hongroise Klara Csordas « une rigueur de travail germanique avec un sens latin de la fantaisie », il est ainsi capable de prendre des drogues hallucinogènes, mais sous strict encadrement médical, pour en rendre compte dans sa pièce Tremens.
Ce tiraillement fondamental se retrouve dans son attitude envers la tradition musicale (à la fois « contre » et « tout contre ») ; son immense catalogue revisite et dynamite tous les styles musicaux : la musique extra-européenne (Exotica), le cirque (Variété), la musique ancienne (Music for Renaissance Instruments), la musique populaire (Kantrimusik), l’opéra et le ballet (Staatstheater)… Et non content d’absorber des continents entiers de musique, il fait émerger très tôt (dès 1960, avec la pièce Sur Scène) une façon radicalement neuve de produire du son et du sens : le théâtre musical, qui met en lumière la présence physique de l’interprète et la dramatise (cf. l’emblématique Match pour 2 violoncellistes et un arbitre percussionniste).

Première œuvre, composée en 1950 pour chœur mixte à cappella, Palimpseste pourrait être le credo musical de Kagel (« Il faut une solide connaissance de l’histoire de la musique pour composer une musique vraiment nouvelle », disait-il). Sa vie musicale sera parsemée de ces « hommages » collatéraux, dans lesquels il « gratte » une musique jusqu’à la déconstruction : le Nuage gris de Liszt (Ungis incarnatus est), les Variations de Brahms (Variations ohne fugue), les écrits de Schumann (Mitternachtsstuck), la vie de Bach qui passe d’auteur à sujet d’une passion (Sankt-Bach Passion)…

Ludwig van. « Hommage de Beethoven à la musique de notre temps »
Ludwig van est une « déclaration d’amour » grinçante mais sincère d’un compositeur à l’autre. Résolument multimédia, à la fois film, partition/notice et disque de studio, elle est à l’image de son auteur : iconoclaste, polymorphe, érudite, anarchiste et structurée.
La trame du film est simple et jouissive : en 1970, en plein bicentenaire de sa mort, Beethoven arrive à Bonn, et déambule dans sa ville natale. Le film, au montage volontairement scandé et déconstruit (basé selon Kagel sur les principes structurant les Variations Diabelli), est rythmé par le kitsch des commémorations, la visite de la maison-musée, un voyage en bateau sur le Rhin, des analyses télévisées pédantes des œuvres…
Une fois le rire passé (le film est souvent drôle et absurde),  il reste une charge vive et acerbe contre la récupération commerciale de cette musique, contre une certaine idéalisation de Beethoven (contre Karajan notamment, ennemi déclaré de Darmstadt), mais surtout une ode à la subjectivité. Car c’est un film en vision subjective (on voit ce que voit Beethoven), mais aussi en audition doublement subjective : on entend ce que, selon Kagel, Beethoven entendait, et mal, à la fin de sa vie.

Or, ce qui intéresse Kagel, ce sont précisément les malentendus. Pour se rapprocher de la surdité de Beethoven, Kagel filtre certaines fréquences musicales par des modes de jeu, l’orchestration, le mixage…
« Les déformations de timbres nous ont permis encore une fois de constater clairement, lors des enregistrements, à quel point il s’agit là d’une musique véritablement grandiose. Tous les musiciens et moi-même étions émus. Je n’avais encore jamais vécu une telle expérience. »

La Chambre de musique de chambre
Une des scènes marquantes du film montre la chambre du maître de Bonn, dont les murs et les meubles sont entièrement tapissés par des extraits de sa musique de chambre, dénonçant en creux son usage commercial comme musique d’ameublement.

« L’idée pour la « chambre de musique », ce musée imaginaire, naissait du point de vue visuel. J’ai dit : il faut faire une chambre où il n’y a pas de dimension de profondeur, c’est tout plein. Mais en même temps, j’ai dit : toute la musique de Beethoven qu’on va voir, on va l’entendre. C’est à dire, j’ai fait le film muet avant, et après, j’ai passé les séquences, un jeu entier pour un orchestre de seize musiciens. Et on a enregistré seulement ce que la caméra a enregistré avant… »
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De ce méta-collage, Kagel en a tiré une partition, sous forme de 45 photographies et d’une notice*.  L’interprète est au centre de l’œuvre, et se retrouve confronté à une énigme, à un code à percer (mais est-ce si différent dans une sonate de Beethoven ?). Pour chaque exécution, il doit faire de nombreux choix (quelles pages jouer, dans quel sens, sur quel instrument, bien ou mal interpréter, dans quel tempo, etc.) rendant chaque concert irréductiblement inattendu et inédit. Kagel disait d’ailleurs : « Tout ceci doit être compris comme une introduction et une invitation : c’est maintenant aux musiciens de continuer. »
Jorge Luis Borges imaginait dans Le Livre de sable un livre magique et infini, où chaque page ne peut se lire qu’une fois avant de disparaître à jamais. « Il me dit que son livre s’appelait Le Livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin. » À sa manière, Ludwig Van est une partition de sable, qui porte en elle les notes passées de Beethoven, mais aussi toutes les musiques futures.

 * voir la notice de Ludwig van

Photos (de haut en bas) : © Guy Vivien / autres photos DR